Encore plus récit d’atmosphère que roman noir, cet épisode d’une très brève série, « Dusk » (« Crépuscule ») (deux albums parus), se situe à Salem, ville étatsunienne célèbre par sa chasse aux sorcières en 1692. L’atmosphère glauque du récit provient de la récurrence de deux éléments constitutifs de beaucoup de récits de sorcellerie : la manifestation de faits bizarres, voire inexplicables ; et l’enfermement mutique sur eux-mêmes des habitants d’une petite ville, que l’on devine lourde de secrets et de superstitions inavouées.
Les trois héros, flics, viennent enquêter sur une série de morts suspectes survenues à Salem. Ils sont « du Bureau » (le F.B.I.) (planche 33). Les trois personnages sont fort bien dessinés tant sur le plan du scénario que de l’image : Solomon, le chef, à la gueule burinée de bouledogue jamais content, mais porté sur la bouteille (planches 10 et 11) ; Anna, mignonne fliquette quelque peu virilisée par ses cheveux courts, mais fine de visage et d’intelligence ; Joe, le jeune gaffeur de service, lourd dans ses relations humaines comme on peut l’être quand on a la trentaine sûre de soi tout en n’ayant pas encore vécu grand-chose (planches 26 et 27). Par contre, il est féru de comics US (planches 15, 21).
Côté atmosphère, la neige assourdit les pas, crisse sous les pneus, et encombre le ciel d’une déprimante chape grise qui enferme les individus sur leur subjectivité, vu qu’il n’y a rien de très excitant dans le paysage pour extravertir l’imaginaire. Justement, les gens de Salem sont bizarres ; ils ne sont pas complètement ces semi-dégénérés qu’on voit souvent dans les bleds perdus des films d’épouvante, mais chacun a ses petites manies bien moulées, et son petit grain dans la tête qui peut surprendre les flics qui débarquent. Tom, qui figure dans le titre de l’épisode, est carrément un simple d’esprit, qui parle de lui-même à la troisième personne (mais sa ressemblance avec Jules César ou Alain Delon s’arrête là) (planche 11). Il prend de l’importance vers la fin, et – convention littéraire assez traditionnelle – c’est par les divagations de ce simple d’esprit que la vérité va apparaître.
Arthur Miller ayant écrit la pièce de théâtre « Les Sorcières de Salem » à propos des évènements de 1692, on reconnaît le goût de Christian de Metter pour les références culturelles : l’une des victimes du récit s’appelle Arthur Miller, et ses dates de naissance et de décès sont effacées au burin sur la stèle de sa tombe (planches 7, 19 ) ; Lovecraft est cité planches 13 et 14 ; et la planche 15, et la planche 15 reproduit une scène de « L’Enfer », de Jérôme Bosch, ce qui ne suffit guère à conférer au livre dans lequel il se trouve un aspect diabolique.
Les indices d’étrangeté sont assez bien dispersés dans le scénario : symboles du Ku-Klux-Klan (planche 2) ; vélocité incroyable de Tom dans sa charrette (planche 4) ; une vieille femme déçue qu’on l’aide à traverser la rue (planches 6, 24), et qui, malgré son âge, se paierait bien un petit jeune (planches 38 et 39)... ; un pasteur rétif à se laisser visiter (planche 12) ; des bruits inquiétants lors d’une visite in situ, avec le thème répété des chauves-souris mortes (planches 13 et 14 ; 23 ; 41) ; le thème du chien martyrisé (planches 17). La mise en parallèle des évènements du récit et des images d’un comics US est intéressante, mais ne va pas loin (planches 35, 40, 47).
Christian de Metter utilise sa technique déroutante des fausses couleurs directes très nuancées sur les visages (ce qui leur donne souvent l’air de souffrir d’une maladie de peau, ou d’avoir pris une poignée de farine sur la face (voir planche 4)) ; mais il y a ces moments de grâce, où la maîtrise parfaite des contrastes lumineux donne des portraits d’une vérité photographique confondante (planches 5, 31) ; on sera également surpris par le réalisme des volutes fumeuses des cigarettes (planche 7). En revanche, les décors sont souvent sommairement parcouru de coups de pinceaux sommaires (planche 13), et les figures rouges de la planche 20 sont inutilement oniriques par rapport à l’action.
La conclusion désabusée – un peu longue – que tirent les personnages principaux du comportement des habitants de Salem justifie le titre de la série : les gens ne sont pas tous « normaux », et est-il possible de punir – pénalement parlant - une communauté coupable collectivement ? On est bien dans le « crépuscule » de l’esprit, à la faveur duquel les démons pulsionnels sortent de l’ombre en occultant les prétentions de la raison officielle à tout régenter.