«La belle étoile filante que voilà» avais-je alors manqué de m'exclamer quand Eden passa devant mes yeux ébahis. Les bonnes découvertes se font rares, le minerai scintillant étant profondément engoncé sous quelques tones d'immondices. Mais il en reste. Tout du moins, je le croyais. Même les métaux précieux se ternissent ; ce que j'avais pris pour une pépite n'était qu'un cailloux recouvert de poussière d'or.
D'Eden, on retient généralement l'image du paradis. On oublie cependant que ce paradis précède l'expulsion de ses convives pour les vouer aux pires tourments de ce monde. C'est l'auteur qui aura croqué ce foutu fruit interdit de l'inconséquence scénaristique et ce fut à nous, lecteurs, d'en payer le prix fort.
La devanture du Paradis est chatoyante ce qu'il faut pour ne pas non plus se confondre dans l'outrecuidance manifeste. Des dessins de Seinen plutôt aboutis et réellement fonctionnels s'étalent le long des planches. Ils n'ont rien de dépaysant en ce sens où leur style ne cherche ni à briller ni à se contenter du minimum et m'auront même - parfois - rappelé des traits d'un certain Hiroaki Samura à condition que ceux-ci aient été purgés de ce qui faisait leur brutalité de ton.
Ce dessin s'infléchira néanmoins pour opter vers la trajectoire du pire. Ils seront devenus incontestablement plus basiques entre le premier et le dix-huitième volume, les visages des personnages rappelant alors ce qu'aurait pu en faire un Hitoshi Iwaaki. Au-delà des apparences, on sait Eden très inspiré par l'imaginaire d'un Katsuhiro Otomo et plus encore par celui d'un Masamune Shirow. Cependant, contrairement à leurs œuvres, Eden aura su mieux poser son cadre narratif.
On l'aurait - à ses débuts - pensé être suffisamment ordonné pour atteindre une portée certaine et lointaine qu'aura laissé suggérer ses prémices. Des promesses séduisantes ne furent alors pas tenues. Le fruit défendu promettait bien des saveurs mais aura laissé un arrière-goût amer à ceux ayant croqué dedans.
Il y avait tant à dire d'Eden quand celui-ci s'engageait seulement dans les premiers cent-mètres de son interminable marathon. Tant de bonnes choses à en dire. J'ai coutume de rapporter que la première impression est capitale pour une série. J'oublie toutefois de préciser en supplément qu'une œuvre ne peut pas s'en tenir à cette première impression seule.
Car Eden aura fait bonne impression et pas qu'en surface. Que ce fut la profondeur de ses personnages, l'intelligence de son intrigue initiale ou les diverses réflexions élaborées sans être pompeuses - en tout cas à ses débuts - tout cela m'aura séduit. Plongé dans la lumière d'Eden, je n'y voyais pas une ombre au tableau. Mais quoi que l'auteur ait utilisé comme carburant pour nous irradier de ses rayons aveuglants, il n'en avait manifestement pas eu assez pour les alimenter dix-huit tomes durant.
J'étais pourtant épaté qu'Hiroki Endo n'ait pas à forcer son écriture sur moi pour m'acquérir à son œuvre. Chaque ligne de dialogue tombait à propos et se savourait sans déplaisir aucun. Ces personnages initiaux, en un tome seulement, ne cesseront d'ailleurs pas de surprendre par la subtilité de leur caractère ou de leurs intentions véritables.
Rayne qui aura délibérément condamné l'humanité malgré sa bonté d'âme au nom de quelque chose qu'il trouvait juste : éradiquer l'homme, par égoïsme pur car il savait qu'en tant qu'homosexuel, il ne laisserait rien derrière lui, espérant qu'il emporterait l'humanité avec lui.
En dépit de l'extinction de la planète par l'hubris, on ne nous impose pas le sempiternel et pontifiant discours écologiste qui accable l'homme sans lui trouver d'argument à sa rédemption éventuelle. Eden aura été remarquablement renseigné d'informations scientifiques afin d'en étoffer son contenu. Au départ. Car tout cela n'aura été que de l'esbroufe par la suite. On n'attire par les mouches avec du vinaigre et le miel que l'auteur aura étalé le long de ses planches comptait parmi les meilleurs au monde. Mais une fois englué, il fallut avaler le reste d'un menu bien moins appétissant.
J'avais eu le sentiment de lire le premier Seinen mature et recevable par l'esprit depuis des lustres. Un sentiment qui se comprenait dans la mesure où j'avais été remarquablement trompé sur la marchandise mais qui ne dura qu'un temps. Un temps béni, celui passé dans le jardin d'Eden avant d'en être jeté à coups de pied au cul par son auteur.
Moult réflexions de divers ordres parsèmeront le premier tome, toutes très pertinentes sans être concluantes afin de n'imposer aucune vérité toute faite. Endo aurait pu multiplier les erreurs alors qu'il s'engageait sur un terrain pas nécessairement évident à aborder, mais il aura fait un sans faute. Un sans faute qui aura duré un tome quand dix-sept autres jonchaient encore la course de son récit. Or, on ne fait pas courir un marathon à un sprinter au risque de lui faire perdre de sa superbe.
Sa course, à cet apprenti marathonien, il la continuera à un rythme encore raisonnable quand s'opérera le changement de protagoniste. La ruée ne décélérera pas tant mais se fourvoiera quant à la piste choisie. Eden continuait mais sans vraiment se désigner de direction apparente. On subissait le récit en naviguant à vue. Certes, l'horizon en ce temps là était encore relativement radieux, mais nous étions clairement à mille lieues de ce qui s'était fait précédemment.
Perdus maintenant en pleine action guérilla, la violence y apparaît véritable et loin d'être fantasmée. On s'y plaît encore à Eden alors qu'on se rapproche dangereusement de sa frontière sans le savoir. Eden est un monde sans fin - paraît-il - mais pas sans souffrance. Les morts se multiplient et des personnages que l'on aurait cru pouvoir considérer comme acquis auront vite fait de nous glisser entre les doigts sans jamais que le dramatisme n'y aille de son pathos coutumier. C'est bien écrit, sobre et toujours intelligent. À ce stade tout du moins.
Il y a tout de même parfois de quoi être écœuré de se dire qu'on loue un Gunnm comme chef d'œuvre de science-fiction quand une perle pareille est étouffée sous le boisseau de la critique et de la renommée. Eden, malgré tous ses défauts à venir, constitue encore à ce jour une très bonne pièce de science-fiction sur le plan technique. Mais Eden se sera voulu plus que cela... ce qui n'aura pas joué en sa faveur.
Nous continuons notre route et les vertes prairies d'Eden commencent à laisser place à ce qu'il faut de gadoue pour retarder nos enjambées. Les beaux jours du lecteur sont derrière lui et ils ne pourra pas faire machine arrière maintenant que l'auteur va de l'avant et droit dans le mur. Pas tant dans le mur que nulle part alors qu**'une longue période de flottement laissera l'intrigue comme en suspend le temps de l'arc Pedro**.
C'est là qu'apparaissent les premières solutions de facilité dont on n'aurait jamais cru l'auteur capable. Alors que tout était plutôt réaliste quant à la nature des rapports humains jusqu'à présent - quoi que le Propater était déjà pas mal diabolisé - le cartel d'Enoa est un cartel de drogue, certes... mais avec des gens sympathiques à sa tête.
Il y a de quoi se marteler la tête contre les murs alors que Tony recueille une jeune fille dans un de ses établissements pour la protéger d'un père alcoolique, exigeant en plus qu'elle ne fasse pas le tapin. Entre ça et Héléna la pute au cœur d'or, on en viendrait presque à réclamer la béatification pour Pablo Escobar et Marthe Richard. Même une assistante sociale n'est pas aussi débonnaire dans ses bonnes œuvres. Le cartel de l'amour vous ouvre ses bras. On ne verra jamais trop les conséquences de la drogue qu'il répand dans les rues. Les overdoses ? La faute aux concurrents et leur mauvaise came enfin. Non, vraiment, chez nous, au cartel d'Enoa, on cultive une cocaïne bio respectueuse des normes environnementales et bénéfique pour la santé. Je force le trait mais je n'exagère qu'à peine.
Alors que les contours d'Eden s'éclaircissent, on remarque qu'en dépit des nuances, le manichéisme se dessine en toile de fond.
L'arc de Pedro et des prostituées nous aura détourné du socle de l'œuvre - assez peu défini en réalité - suffisamment longtemps pour qu'on s'en lasse. L'histoire est bien amenée mais prévisible autant dans son développement que son dénouement. Mais d'ici là, on cause... on cause.
Les personnages perdent très méchamment en charisme alors que l'intrigue, dont on ne connait la direction, s'étire bien trop. Ces personnages - ni ceux qui suivront d'ailleurs - ne s'en relèveront pas. La profondeur de la psyché n'aura valu qu'un temps.
Je me rends finalement compte à mi-parcours que j'aurais au final été subjugué par le premier tome, intéressé par l'arc qui s'ensuivit et, petit à petit, un peut plus ennuyé alors que le fil de l'intrigue se déroulait pour se perdre nulle part. Tout enthousiaste pouvais-je être à poursuivre ma lecture au départ, je comprenais que j'avais été mystifié et, maintenant libéré du charme qui s'imposait à moi, voyait Eden tel qu'il se considérait. Et il n'avait pas une très haute estime de lui-même.
Vraiment, l'histoire aura été propulsée magistralement par son amorce, tractant ce qui suivit derrière elle. Mais un regard critique nous amène à considérer la suite comme n'étant absolument pas du même tonneau. On a coupé un grand cru avec un vin moins cher et, parce que ce qui en résultait rappelait parfois l'arôme d'un Cabernet Sauvignon, on aura considéré que c'en était. Et quand le picrate vint à manquer, on coupa avec du vinaigre...
Pour que sa réputation demeura immaculée et intacte, Eden aurait tout gagné à n'être qu'un One Shot d'un tome à peine. Le manga n'aura vécu que trop longtemps et connu une sénilité précoce. C'est triste de voir un héros se souiller.
Puis, tout va très vite et se perd dans une foultitude d'élans confus et fouillis. L'assassinat de Pedro dans l'aéroport survient soudainement après des heures de lecture à avoir tourné en rond. La besogne s'orchestre avec une célérité confondante, ça se passe et on oublie immédiatement après. À quoi bon cet arc enfin si ce n'est faire gagner du temps à un auteur qui - j'en suis persuadé - n'avait aucune idée de là où il allait à cette époque.
Ces histoires politiques qui se perdent on ne sait où et on ne sait pourquoi avec le ministère de l'intérieur ou les Ouïgours m'auront là encore rappelé Ghost in the Shell... et pas pour ses meilleurs aspects. Le récit est devenu cahoteux et instable. On s'y casse les dents à chaque nouveau chapitre.
Cerise sur le gâteau, nous aurons même droit au traditionnel couplet anti-raciste des auteurs engagés. Rien de tel que l'anti-racisme moralisateur pour vous donner envie - ne serait-ce que pour prendre le contre-pied de la manœuvre - de devenir raciste par pur esprit contrarien. Qu'on m'excuse, mais quand des putes, des macros, des assassins et des trafiquants de cocaïne viennent me faire des leçons de tolérances, c'est avec mépris que je les considère. Entre nous soit dit, les cartels acceptant des truands de toutes origines et toutes races ont probablement tué plus de basanés en une année que le K.K.K depuis sa création. J'ai pas l'impression que la principale cause d'homicide en Amérique du sud soit le racisme et irais même jusqu'à prétendre que le racisme est encore le dernier de leurs soucis.
Mais les grands penseurs humanistes japonais sont au-delà de la réalité. La prostitution, c'est bon enfant, le trafic de drogue, c'est vertueux et ça aide les peuples opprimés, mais le racisme, attention, c'est pas bien. Tartufe y sera allé de sa plume pour entamer davantage la crédibilité de l'œuvre jusqu'à n'en laisser que des bribes.
Parce que l'humanisme va s'exprimer au point d'en imprégner l'encre du récit ; Eden était parti pour devenir un petit paradis de science-fiction, il s'est finalement destiné à devenir une œuvre engagée. Hiroki Endo cherche à nous faire pleurer sur le sort des Ouïgours plus de vingt ans avant les médias occidentaux ; il aura le mérite d'être précurseur dans l'indignation sélective. N'oubliez pas braves gens, les minorités ethniques, où qu'elles soient et quoi qu'elles fassent ne sont responsables de rien en plus d'être toujours victimes de tout. Je le sais ! C'est les humanistes qui me l'ont dit et ces gens là ne travestissent jamais la réalité. Jamais. Répétez après moi braves gens : Chinois = Méchants et Ouïgours = Gentils. Le récit qui en est fait est plus ridicule que celui d'un JT français. Oubliez la lumière ou même la nuance, il ne reste que l'obscurité du manichéisme absolu sous-couvert d'un pseudo-réalisme qui ne trompera pas qui a des yeux pour voir et une cervelle pour comprendre.
Les Ouïgours seront alors dépeints sous des visages purs et innocents, leurs intentions sont justes et, les forces de répressions qui s'en prennent à eux ont cette gueule-ci. Mais à part ça... la trame n'est pas orientée le moins du monde. Il ne manque guère que le croque-mitaine pour compléter le tableau caricatural brossé ici. J'aurais été tellement écœuré par le pire des manichéismes - celui qui se prend au sérieux - que j'en suis venu à regretter l'estime que j'ai pu avoir à un instant donné pour l'auteur.
On ne pourra pas dire que l'intrigue se sera perdue en chemin puisqu'elle ne se sera donnée aucune direction initiale... la trame n'a aucun fil conducteur. C'est au mieux une liane qui se balance au gré des vents mais qui ne relie en aucun cas deux extrémités que sont un début et une fin. Rarement j'ai constaté une narration aussi décousue. Peut-être même jamais. On passe d'un arc à l'autre par caprice de l'auteur, la nouvelle trame se superposant à la précédente qui, elle, aura été oubliée puisque ne s'inscrivant dans aucune continuité véritable.
Puisque plus rien de ce qui avait été bon n'est épargné, la technologie - autrefois source de crédibilité pour Eden - devient maintenant bouffonnerie avec son lot les vortex téléporteurs et autres micro-machines servant à prétexter une intrigue de sauvetage. Avec en prime, le grand méchant complot du grand méchant Propater en guise de garniture ; des fois que le manichéisme nous ait échappé et que nous n'ayons pas trouvé les méchants suffisamment méchants jusqu'à ce jour.
La suite vire au délirium quasi shônenesque avec le cloïd, à se perdre dans des considérations que l'auteur ne maîtrise même plus et dont le lecteur ne veut même pas entendre parler.
Elia devient dépressif et sombre dans la drogue. On jurerait à son état qu'il a lu ses aventures comme je l'ai fait. Eden aura fini bêtement et, d'ici là, ça aura fait "Pan-pan", "Boum-boum" en prétendant valoir plus que ça en multipliant les histoires à coucher dehors.
Une fin moraliste comme elle n'aurait pu l'être davantage. Avec ce qu'il faut d'apparat pour que ça ne se voit pas au premier cou d'œil, évidemment. À défaut de savoir ce qu'il écrit, l'auteur est habile dans sa rédaction. «Monde de merde mais pas trop». On m'a rejoué la partition de Planètes en dix-huit volumes. Riche idée.
Bien qu'originellement parti pour un 8/10 voire un 9/10 après lecture du premier tome, je me suis ravisé après chaque arc. Vingt ans plus tard, ça s'assagissait mais se lisait plaisamment, donc 7/10, puis ça saturait de combats et changeait l'orientation de sa trame sans arrêt au point d'en être désagréablement déroutant à la lecture. Donc 6/10. Puis ça a traîné le long de l'affaire Pedro qui n'aura abouti à rien ; 5/10... Mais quand les leçons d'anti-racisme et la lecture partiale de géopolitique ont commencé à poindre, mon avis était fait, ce serait 4/10. La suite ainsi que son cloaque de cloïd m'auront conforté dans ma décision et j'aurais longuement lutté pour ne pas mettre en dessous. Eden, c'est un monde sans fin, mais mieux vaut ne pas l'explorer trop loin.