C’est donc à ça que ressemble le fond de la pensée d'un auteur qui aurait lu une de mes critiques touchant de près à son œuvre. J’avais par moment le sentiment qu’il citait quelques extraits de ma critique de La Fille de la Plage quand il rapportait avec mépris ce que les retours de ses lecteurs lui suggéraient. Mon bon monsieur Asano, ce n’est pas tout de dire qu’ils ont tort ou qu’ils n’ont pas compris ; il faut le démontrer.
Puisqu'il est question d'une courte autobiographie de l'auteur - même si cela n'est pas ouvertement admis - on retrouve alors la lassitude d'un mangaka fatigué de chercher ce qui plaît à défaut de pouvoir innover et proposer quelque chose d’unique. Une consternation justifiée. On peut aimer ou non Inio Asano, on ne peut cependant pas dire de lui qu’il est un auteur quelconque perdu au milieu de la masse. Sa notoriété, il ne l’a pas usurpée. Aussi, son acrimonie, même si elle est abondamment étalée sur chaque planche que comptera Errance, n'est pas distillée sans raison.
Le caractère désabusé du personnage principal déniaisera peut-être quelques lecteurs de mangas pour qui le milieu ne serait que féerie. Bakuman a un peu trop romancé la chose au point de faire scintiller l’enseigne, mais faire publier son manga, ça passe avant tout par des compromis et des renoncements. Un mangaka, donc un artiste, pour rencontrer le succès dans le milieu de l'édition, lutte trop souvent contre ses propres élans artistiques pour se conformer. L’art, ici, n’élève pas ; il s’abaisse au niveau des lecteurs qui, pour beaucoup d’entre eux, tiennent de l’animal rampant. Je peux me permettre d'écrire ceci car je n'ai pas de manga à vendre ; un auteur consciencieux comem Inio Asano devra quant à lui taire cette douloureuse réalité. Hélas, monsieur Asano aura davantage écorché le milieu de l’édition - éminemment critiquable - que ses lecteurs mais, en dernière instance, au bout du bout de la chaîne de commandement, ce sont eux qui décident de ce qui se fait. Et quand un mangaka s’accomplit une œuvre grandiose, c’est généralement malgré ses lecteurs ; en ne suivant pas leurs retours, mais en se contentant d'assumer son œuvre.
Tout ça pour dire que tous les mangakas n'aiment pas nécessairement leur métier. La passion, si elle a un jour été au rendez-vous, s’est estompée pour beaucoup d’entre eux. Et cela, à supposer qu’elle ait jamais existé. N’oublions pas qu’Akira Toriyama a commencé à dessiner Dr. Slump pour s’acheter ses clopes et qu’il n’aimait pas les mangas où les combats étaient légions. Ces illusions perdues qui parsèment le court récit qui nous est offert, elles concernent autant le personnage principal d'Errance que ses lecteurs.
Le récit, à trop louvoyer et à se perdre dans des lamentations égocentrées m’évoque la trame d’un film d’auteur Français. En mieux fait évidemment. Film d’auteur néanmoins, avec toute la connotation que recouvre la désignation. C’est une œuvre qui s’écrit à la première personne, avec un «JE» en maJEscule qui se réitère et se produit à chaque phrase. Mais il est à craindre que monsieur Asano – ou du moins son avatar – malgré son talent, ne soit pas quelqu’un de suffisamment intéressant humainement pour valoir de centrer un récit entier autour de sa personne.
Et par ailleurs rien ne crie mieux film d’auteur français que l’incursion d’une pute au cœur d’or comme celle qui paraît ici.
Il y a dans Errance la souffrance d’un auteur exorcisée dans une œuvre. Une œuvre très personnelle, peut-être trop à mon goût. Je n’aime pas les récits intimistes. Pareil au personnage de Uehara qui dégueule jusqu’à la dernière goutte de sa bile sur des auteurs trop prétentieux à son goût – et donc au mien – je trouve que ce semi-acte d’exhibitionnisme que constitue Errance s’adresse à une niche de lecteurs. Constant, cohérent, et jamais complaisant envers lui-même – ou du moins ce qu’on suspecte être son avatar – Inio Asano montre bien qu’il est égocentrique. La focale est non pas orientée vers le monde de l’édition du manga, mais un mangaka. Je lui ai préféré Un Zoo en Hiver de Taniguchi, autrement moins misérabiliste et geignard dans les tons et les trames.
Car au fond, les déboires sentimentaux d’un auteur (car il en sera abondamment question), je m’en fous dans les grandes largeurs. Le personnage principal l’évoque à plusieurs reprises, le milieu de l’édition manga le débecte. Et à juste titre. Dédaigneusement, il parcourt même le manga d’une ancienne assistante pour maugréer «C’est donc ça qui se vend aujourd’hui ?». Oui, monsieur Asano, et que le genre se soit avili à ce point, ce n’est pas le fait du Sens de l’Histoire™, c’est la triste et logique résultante d’un avilissement caractérisé et voulu par ceux qui en sont responsables.
Bonne Nuit Punpun – car c’est de ça dont il est question en sous-texte – était une merveille indéniable et, que le manga n’ait pas eu un succès aussi retentissain qu’il aurait dû avoir est un scandale en soi. Mais à qui la faute ? Pourquoi les lecteurs ne courent pas après la qualité ? Ces questions, elles ne se sont pas posées et pourtant, elles en appelaient à des réponses cinglantes et douloureuses à entendre. J’y vois là une occasion manquée alors qu'on sentait que cette question était au bout des lèvres de l'auteur. Mais à cette question, Inio Asano connait probablement la désagréable réponse, et c'est encore pour cette raison qu'il ne peut pas la formuler.
Il est compréhensible en effet qu’un auteur de manga ne puisse pas se permettre d’écrire ouvertement que les lecteurs de mangas sont , pour la plupart, des cons finis sans goût ni jugeote. Le marketing derrière pourrait coincer vous comprenez, les ventes pourraient ne pas être au rendez-vous. Et pourtant, il y avait tant à dire à leur sujet. Asano n’a pas été jusqu’au bout de sa pensée par pusillanimité éditoriale et aussi par égo.
Errance, c'est aussi la frustration assumée du bout des lèvres de la part d'un auteur qui n'aura pas pu tutoyer le génie en deux occasions. C'est en tout cas l'œuvre d'un auteur qu'il faut avoir préalablement pris la peine de connaître pour comprendre toutes les implications de ce court récit amer. Ne lisez pas Errance à moins d'avoir lu au moins trois œuvres de Inio Asano, dont Bonne Nuit Punpun, la pierre angulaire de sa création qui lui pèse bien lourd sur l'âme comme en atteste le présent manga.