Étunwan : Celui-Qui-Regarde
7.5
Étunwan : Celui-Qui-Regarde

BD franco-belge de Thierry Murat (2016)

Avec cet album, Thierry Murat étonne, captive et donne à réfléchir, en imaginant le périple d’un photographe dans les territoires encore occupés par les Indiens dans le Far-West, au cours des années 1867-1868.


Premier étonnement, le personnage de Joseph Wallace sort de l’imaginaire du dessinateur, alors qu’on accepterait volontiers que l’album soit une sorte de biographie plus ou moins romancée d’un personnage réel, puisque Thierry Murat situe le début de l’action à l’aube de la photographie et pendant l’expansion vers l’ouest. Son personnage prend le train depuis Pittsburgh, où il laisse une charmante femme et deux adorables enfants qu’il aime plus que tout, pour intégrer une expédition gouvernementale d’observation.


Deuxième étonnement


Tout le texte, y compris les dialogues, est en caractères tapés à la machine (on imagine facilement un modèle d’époque). Aucune raison n’est mentionnée, le lecteur que je suis et qui découvre ce dessinateur en est réduit aux conjectures. Il s’agit peut-être d’une habitude de Thierry Murat. Peut-être est-ce tout simplement un choix pour rendre toute la partie texte bien lisible ? Finalement, ce choix pourrait se justifier par le fait que par moments le texte prend pas mal de place. En effet, la BD est conçue comme un carnet intime de Joseph Wallace, qui note plus ou moins régulièrement, des faits mais aussi des impressions.


Troisième étonnement


Cette BD ne prend parti ni pour les Indiens ni pour les hommes blancs. Thierry Murat situe son intrigue à une époque où la cohabitation reste possible. C’est tout juste s’il signale que de visiteurs, les Blancs sont progressivement devenus envahisseurs, leur agressivité augmentant avec leur nombre. Le dessinateur ne fait pas des Indiens les propriétaires naturels de leur territoire, parce que les premiers à l’habiter. Par contre, il prend le temps de faire sentir comment et pourquoi ils font corps avec ce territoire, s’y intègrent avec un grand naturel. Dès le début, il est question de la chasse aux bisons sur une échelle qui vire au massacre. Or, on sait que les Indiens avaient une grande considération pour ces animaux. L’équilibre de ce réservoir alimentaire naturel leur tenait à cœur. Il est question de la raison de la venue des immigrants européens, fuyant leurs pays d’origines à cause des guerres et des famines. Le sous-entendu est que si les Européens fuyaient un pays où les conditions d’existence devenaient insupportables, ils pouvaient sur le long terme rendre ce nouveau pays également insupportable pour les mêmes raisons. On comprend ainsi rapidement que Thierry Murat ne cherche pas seulement à faire une BD séduisante par bien des aspects, mais aussi à aborder des points qui incitent à la réflexion.


Quatrième étonnement


Point fondamental de cette BD : son aspect esthétique. En choisissant un faux noir et blanc, avec une teinte sépia qui ne peut que rappeler les premières photographies, Thierry Murat se met au diapason des réflexions de son personnage principal. Celui-ci s’interroge d’abord sur ses motivations. Pourquoi quitter un studio où son activité de portraitiste fonctionne bien, avec sa clientèle aisée séduite par un procédé innovant ? Il souhaite fixer pour l’éternité tout ce qui risque de disparaître prochainement. Ainsi, il fait quelques rencontres inattendues (Indiens, animaux), se fait un ami et projette un nouveau voyage à titre bien plus privé que le premier. Une exploration qui lui apportera de nouvelles surprises et de nouveaux questionnements, sur lui-même en particulier.


Cinquième étonnement


La meilleure surprise apportée par cet album (160 pages) vient à mon avis des réflexions profondes menées par Joseph Wallace, qui rejoignent très probablement celles du dessinateur. Joseph s’interroge en particulier sur sa technique de photographie. Le procédé lui-même lui permet d’obtenir un résultat de qualité. Mais il arrive à la conclusion que tout ce qu’il s’autorise comme effets et retouches apportent un plus à ses yeux parfaitement justifié. Ainsi, après avoir photographié un cerf, il note : « Peut-être est-il vain de vouloir à tout prix saisir les choses et d’en arrêter, même l’espace d’un instant, le mouvement – ou même de donner l’illusion de cet arrêt – parce qu’au bout du compte tout continue sans nous, inévitablement. » Il considère que ses retouches lui permettent de retrouver les sensations qu’il éprouvait au moment du cliché, choses qui peuvent se perdre ou se diluer sur une image fixe brute. Autant dire que Thierry Murat colle parfaitement à ce propos qu’il applique à merveille pour ses dessins. Et donc, sans savoir ce qu’il connaît de l’époque et des Indiens, ce qu’il en montre est franchement convaincant. Il ne faudrait surtout pas oublier le rapport important de cet album avec la poésie, apporté notamment avec de nombreuses allusions à Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal).


Le style de Thierry Murat


L’illustration de couverture en donne un exemple très représentatif, avec les couleurs (même s’il utilise un bleu très sombre pour les ambiances nocturnes). Globalement, les dessins sont assez gros (jamais plus de trois bandes par planche) et surtout il affirme sa personnalité en s’affranchissant des codes de la BD, utilisant ainsi régulièrement le langage des Indiens (proposant des traductions sans doute parfois littérales et impossibles à vérifier), pour de nombreuses phrases qui mériteraient largement réflexion, tout en enchainant des dessins remarquables (portraits comme paysages), illustration d’une technique parfaitement maîtrisée. Celle-ci apporte aussi bien la satisfaction esthétique que l’interprétation sous l’œil de Celui-Qui-Regarde (surnom donné par les Indiens à Joseph, les Indiens ne comprenant pas que son nom n’ait aucune signification particulière). Concrètement, Thierry Murat laisse la place pour l’imaginaire de celui (celle) qui contemple ses dessins (niveau qui les élève au rang d’œuvres d’art). Il illustre intelligemment la rencontre très particulière de deux civilisations qui n’ont pas les mêmes valeurs. On notera enfin que l’album rappelle l’importance de prendre son temps, aussi bien pour réaliser une œuvre d’art que pour connaître les autres et donc vivre correctement (même si la contradiction vient de la relative brièveté de l’existence).


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
8
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le 27 juil. 2021

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Electron

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