Des femmes sont emprisonnées et luttent pour survivre : un seul pitch comme celui-ci évoque bien évidemment les films d’exploitation, et plus précisément les films de prison pour femmes ou la série Orange is the new black. Mais Kelly Sue deConnick renverse les attentes, pour une série de bandes dessinées féministes, où les femmes sont encagées mais pas (encore) brisées.

Dystopie terrible, le monde de Bitch Planet a poussé l’influence dominatrice du patriarcat à de nouveaux stades. La femme doit être la bonne épouse, dévouée, attentive, tout comme elle doit être la mère aimante et l’amante soumise. Toutes les autres, celles qui se rebellent, celles qui ne font pas attention à leur ligne, celles qui ont une sexualité différente, ce sont les N.C., terrible acronyme pour « Non Conformes », appellation vague pour regrouper toutes celles qui ne rentrent pas dans les (bonnes) cases. Elles sont ensuite envoyées sur Bitch Planet, planète reculée, dans un « établissement auxiliaire de conformité », une prison sans ticket de retour. Pourtant, pour Kamau, Penny, Meiko et d’autres, l’espoir pourrait venir de leur participation à un jeu de télé-réalité sanglant, à moins qu’elles n’arrivent à se sortir de ce guêpier par elles-mêmes.

Nous est donc présenté le parcours de ces femmes « non-conformes » qui vont devoir jouer des coudes pour se sortir de l’injuste prison dans laquelle elles sont. Mais la détermination ne fait pas tout, le sort semble joué d’avance, il y aura bien des coups de bâton dans le dos pour les faire trébucher et plier. Quelques épisodes reviendront en arrière sur leur parcours, pour présenter quelle a été la « faute » qui les a étiquetés « non-conformes ». Et on n’arrive pas sur Bitch Planet pour de « bonnes » raisons.

Quelques péripéties proposées n’ont pas la force espérées, la reprise de certains clichés les rend aussi plus prévisibles. On peut d’ailleurs se demander si l’utilisation du jeu d’arènes n’aurait pas pu être évité, alourdissant une trame déjà bien riche entre les motivations de chacun et certains mystères présentés. Cette aventure de femmes battantes s’apprécie d’autant plus dans le cadre imaginé par la scénariste, avec ce patriarcat caricatural omniprésent.

Le trait de Valentine De Landro est sec et cassant, esquissé, sur le vif, le reflet d’une histoire brisée et sans repos pour ces prisonnières. Mais qui se révèle aussi confus, trop indistinct dès lors que le point de vue s’éloigne. Les décors sont assez quelconques, sans grand travail. L’illustration n’est malheureusement pas le point fort de cette série, qui manque de clarté. Il se révèle plus intéressant dans ses choix de représentation, dans la mesure où il révèle toute la diversité des corps féminins, sans sexualisation outrée. Comme tout bon « film de prison pour femmes », le passage aux douches est obligé, mais il n’est pas gratuit, bien au contraire.

Le ton est d’un cynisme assez fou, mais qui se fait un écho déformé de notre société. Il y a bien sur la distinction de la femme conforme ou pas, mais cela passe aussi par un certain nombre de dialogues ou d’allusions, parfois faussement bienveillantes, parfois plus méprisantes. La parole de la femme leur est confisquée, mais pour leur bien, bien entendu. Pour l’épisode consacré à la massive Penny, une entrevue avec un jury (d’hommes, bien entendu) est d’une cruauté folle, car dissimulée sous des paroles d’amour, Penny étant accusée de ne pas savoir s’occuper de son corps, pire de le mettre en danger et donc de se mettre en danger. Un corps sain dans un esprit sain déformé avec la plus violente des mauvaises compassions.

Le cynisme des hommes au pouvoir est d’une violence rare, entre domination abusive et propagande grinçante : on n’établit pas un tel régime sans les bons outils. La série ne se fait pourtant pas le relais d’un discours « les hommes sont tous des porcs », le père de Meiko sera un acteur important des événements émancipateurs du deuxième tome. Et il peut montrer aussi que cette domination peut profiter à certaines, bien que là encore ce ne se fait pas sans renoncements, et que cette confiance dans le système peut se retourner contre soi.

Il serait d’ailleurs terriblement dommage de ne pas lire les encarts entre les épisodes, entre fausses publicités et articles dans une mise en page old school, mais au ton là encore décapant, aux indications morales parfois contradictoires. L’injonction à la beauté physique passe par le maquillage, car les femmes ont naturellement des complexes physiques, mais pas trop non plus, pour ne pas passer pour une salope. Ces encarts donnent le ton de ce monde, à l’image des « conseils aux demoiselles » : « ce que toutes les filles devraient savoir, votre vagin est dégoûtant », « sois la version de toi-même qu’il préfère », etc. Dans le deuxième tome, une pleine page « Est-ce une féministe ? » pour les repérer du premier coup d’œil est d’une mauvaise foi contradictoire et hilarante.

La fin du premier tome comporte un encart documentaire, avec quelques pages sur le féminisme dans la pop culture, une interview de Kelly Sue DeConnick et Valentine De Landro et des interventions de différentes femmes sur des sujets variés du féminisme. Même s’il y a quelques bonnes pages, le sérieux affiché après la dérision cynique des pages précédentes se révèle malgré tout un peu plombant, tandis que certaines interventions sont un peu trop moralisantes. Comme s’il fallait préciser que « c’est bien on s’amuse, mais il faut réfléchir ». Or, il fallait peut-être faire confiance au texte de Bitch Planet, malin et ironique, mais féministe.

La sortie de Bitch Planet en France ne s’est pas faite trop discrètement, contrairement à bien d’autres publications qui nous parviennent de l’autre côté de l’Atlantique. La quatrième de couverture du deuxième tome reprend des citations enthousiastes de Madmoizelle.com, Causette, Grazia ou Le Point. La série a fait partie de la sélection officielle du Festival d’Angoulême de 2017. Il manque pourtant en France la série Bitch Planet: Triple Feature, composée de plusieurs histoires écrites et illustrées par d’autres artistes.

Est-ce que ces segments contiennent la fin des aventures de ces prisonnières ? Difficile à dire sans traduction. Car la série Bitch Planet s’est arrêtée au numéro 10 en 2017 (présente dans ce deuxième recueil), un peu les pieds dans le feu, au milieu de grands événements, sans que des réponses satisfaisantes aient été apportées. Assez ironiquement la série pourtant prometteuse s'arrête donc sans avoir eu le temps de rendre les coups.

SimplySmackkk
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le 5 juil. 2022

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