Je ne sais pas vous, mais par chez moi quand se pose la question « Quel est le shonen ? », un débat enflammé à tôt fait de survenir : les classiques sont alors scandés par légion, et chacun y va de son petit argumentaire en vantant les mérites, usuellement acceptables sitôt notre mauvaise foi chronique mise en sourdine.
Personnellement, l’idée de hisser une œuvre en particulier par-dessus les autres est ardue, l’art du manga continuant d’accoucher de titres émérites (bien qu’il faille faire le tri), mais j’ai fini par y apporter une réponse : il ne s’agit alors pas d’un ogre tel que One Piece, encore que celui-ci demeure ma référence en terme d’univers (ne claque pas avant la fin, Oda-sensei), ou même d’un iconique Fullmetal Alchemist, bien qu’il pourrait aussi y prétendre en raison de sa balance exquise entre légèreté et maturité... non, à cette question prime le choix du cœur, et celui-ci me susurre invariablement « Eye Shield 21 ».
Un choix peut-être surprenant de par son étiquette sportive, mais la renommée légitime d’un titre tel que Slam Dunk n’illustre que trop bien le potentiel d’un genre varié. Certes, les comparses Inagaki et Murata s’en tiendront, 37 tomes durant, aux grandes coutumes propres au shonen : un jeune héros brimé, chétif et relativement solitaire, mais dont un trait particulier va le propulser au sein d’un univers inconnu, au sein duquel il se liera d’amitié avec une ribambelle d’énergumènes mémorables.
Pour autant, Eye Shield 21 transcende de pareils archétypes, chose à laquelle ses deux auteurs vont chacun contribuer : armé d’une plume des plus inventives, Inagaki n’a pas son pareil pour flirter avec l’invraisemblable, compagnons et antagonistes de Sena déployant nombres de techniques et capacités impressionnantes dans un cadre relativement réaliste. En guise de fil conducteur, le parcours ardu des Devil Bats est un modèle de montée en puissance malin, la propre évolution du runner aux jambes d’or y jouant un rôle central : la balance entre le côté didactique/technique, gage d’une immersion au sein d’un sport méconnu en France, et le divertissement pur à base d’opposition endiablée, assure alors au titre un intérêt double.
Vibrant plaidoyer en faveur du dépassement de soi, l’esprit d’équipe et le goût de la gagne (tout en fair-play), Eye Shield 21 peut également compter sur ses fameux personnages, tous plus savoureux les uns que les autres : en sa qualité d’architecte démoniaque, Hiruma se pose comme le fer de lance d’un récit survitaminé, décalé mais non moins sérieux en termes d’application, tandis que Sena incarne un développement intéressant pour un héros de shonen. Nous pourrions aussi citer le prisme comique formé par une pléiade d’autres figures, ou encore le charisme dément d’adversaires pas en reste, mais le listing prendrait trop de temps vu la richesse d’un tel cast’.
S’il fallait identifier d’éventuels problèmes de fond, cette dernière est notamment à double tranchant : avec sa foule de personnages principaux et secondaires, Eye Shield 21 risquait de pâtir d’un trop-plein d’olibrius rapidement oubliés/inutiles. Mais à la différence d’un Naruto coutumier du fait, il n’en est rien ici tant l’écueil du protagoniste fonctionnel/ressort est évité d’une main de maître. Reste cette récurrence quant à la structure des matches remportés (ou perdus) sur le fil, majoritairement basée sur des remontées fantastiques : si le procédé peut paraître de fil en aiguille redondant, cela ne fait pourtant que suivre la logique des différents rapports de forces à l’œuvre, chose à laquelle Inagaki apporte un cocktail de stratégies ahurissantes.
Doté d’une incroyable science du rebondissement, et sous couvert d’une dimension épique palpitante, Eye Shield 21 ne souffrira tout du long d’aucun coup de mou : en guise de seul réel bémol, on pourra toutefois regretter le déroulé précipité du dernier arc, l’intrigue sacrifiant les premières rencontres au bénéfice d’une finale elle-même plutôt succincte. Pour autant, chose finalement assez rare, on quitte le manga sur une note des plus positives au regard de sa conclusion parfaite : Sena et ses amis nous quittent au terme d’une formidable épopée, dont le dénouement ouvert et plein de promesses ne manque pas de nous prodiguer aussitôt une douce nostalgie.
Oh, j’en aurai presque oublié de détailler l’extraordinaire boulot du compère d’Inagaki, Murata : le succès d’Eye Shield 21 est indissociable de son style graphique reconnaissable entre tous, le mangaka se posant comme un maestro du mouvement. Au travers d’un découpage favorisant à la perfection le dynamisme des planches, son dessin est d’une régularité confondante (il deviendra plus « propre » au fil des volumes, mais la base était déjà on ne peut plus solide) bien que fourmillant de détails : certes moins riche qu’un One Piece, cette balance exquise entre précision chirurgicale et un trait moderne « chaleureux » (il plane comme une fausse atmosphère de cartoon) sert néanmoins avec brio l’exigence propre au domaine du foot américain.
L’apport de Murata accroît ainsi, sous toutes ses coutures, l’impact du titre : gags hilarants, prestance de figures clés et séquences d’anthologie, toutes les conditions sont finalement réunies pour parachever le récit tonitruant qu’est Eye Shield 21. Touchant, drôle et assurément captivant, il s’agit là d’un must-read à même de balayer les réticences de n’importe quel anti shonen sportif, du moins je le pense sincèrement.