Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui n'appelle pas de suite. Il est paru initialement en 2015, écrit par Didier Quelle-Guyot, dessiné et mis en couleurs par Sébastien Morice, déjà auteurs de Le café des colonies et de Papeete 1914.


Le récit commence le 28 juin 1914, avec l'annonce de l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand et de son épouse à Sarajevo, par un jeune terroriste serbe. L'histoire se déroule sur une île fictive au large de Quiberon. Le 2 août 1914, le maire de cette île appelle la population à prendre connaissance de l'ordre de mobilisation générale qui enjoint tous les hommes valides de 20 à 50 ans à rejoindre l'armée pour faire la guerre. Il ne reste plus alors sur l'île que des femmes, et des enfants, des adolescents et des vieillards.


Le maire choisit Maël Gréhat pour remplir les fonctions de facteur. Il a une vingtaine d'années et n'est pas parti, du fait de son pied-bot. Il possède également une bicyclette ce qui le rend tout désigné pour effectuer la distribution du courrier sur ce territoire étendu. Par la force des choses, des liens se créent entre lui et les femmes à qui il apporte des lettres de leurs époux ou de leurs fils. Il prend son rôle très à cœur, essaye de leur éviter les plus fortes peines, et apprécie beaucoup l'intérêt qu'elles lui portent, lui qu'aucune femme ne regardait avant la mobilisation.


Dès la prise en main de ce tome, le lecteur en apprécie sa bonne facture, la qualité de la couverture, l'épaisseur du papier, la résistance de la reliure, le dos toilé s'il a choisi cette édition. Il est séduit par les belles images, il constate le côté classique de la narration avec quelques cellules de texte venant apporter des informations sous une forme littéraire. La couverture transmet toute la joie et l'entrain de Maël chevauchant sa bicyclette, la proximité de l'océan avec les mouettes, et le l'élégance de la composition, avec le visage très discret de 2 femmes, fondus dans le bleu du ciel. Voilà une bande dessinée qu'il va faire bon savourer, pour en apprécier tout ce que les auteurs y ont mis.


Didier Quelle-Guyot crée une situation propice à la bagatelle, où un laissé pour compte peut enfin briller auprès de ces dames, faute de concurrence. Il justifie la possibilité des infidélités de ces dames, en faisant référence au prix Goncourt de 1912 : Filles de la pluie d'André Savignon. Il ne s'agit pas pour lui d'étaler sa culture car cette référence est intégrée de manière naturelle pages 49 et 50, sans être assénée au lecteur avec moult explications superfétatoires. Tout au long de la lecture, il est possible de relever les éléments culturels qui participent discrètement à la reconstitution historique : le tocsin, l'ordre de mobilisation, l'exactitude de dates, les quelques phrases en breton du pays vannetais, l'emploi opportun du terme Finis Terrae, la forme d'autarcie des habitants de l'île visible dans leur mode de vie (l'agriculture, tuer le cochon, etc.), les références précises à la guerre lointaine, des termes techniques telles qu'Anastasie pour évoquer la censure des lettres des soldats, un personnage s'exclamant qu'il a les mains sales (un peu en avance sur Jean-Paul Sartre).


Le lecteur se laisse doucement prendre par cette reconstitution historique précise et discrète, et découvre la douce revanche sur la vie de Maël Gréhat qui profite de la situation pour accéder à des délices qui lui semblaient jusqu'alors impossible. Le scénariste joue sur le temps pour montrer que ces femmes ne succombent pas toutes, ni du jour au lendemain, et que Maël doit faire preuve d'ingéniosité pour gagner leur confiance, et même pour les soutenir dans leur épreuve. Ce récit n'a rien de pornographique, les séquences érotiques sont très brèves et peu explicites (une paire de seins, une paire de fesse), très évocatrices, et pleines de charme. De ce fait le lecteur éprouve une impression semblable à celle produite par un conte, à destination d'adultes, où un jeune homme avec une difformité met à profit son intelligence pour prendre une sorte de revanche sur la vie, chacun y gagnant quelque chose. Finalement tout le monde sur l'île s'adapte à cette situation extraordinaire et dramatique qui ne peut pas durer.


Cette immersion dans ce coin isolé du monde est rendue d'autant plus douce que les individus sont à l'abri des vicissitudes des champs de bataille et que les images sont magnifiques. La première page comporte une case occupant les deux tiers de la page, montrant une zone herbue sur laquelle repose une bicyclette, des rochers, et en second plan l'océan avec des mouettes virevoltant dans le ciel. La scène baigne dans une chaude couleur orangée, reflétant un moment de calme bénéficiant d'un soleil qui réchauffe sans être écrasant. L'océan se pare de reflets mordorés enchanteurs, sans être fluorescents ou omniprésents.


L'océan n'est pas présent à toutes les pages. Il apparaît régulièrement, avec une attention particulière portée à sa représentation. Il peut être calme en toile de fond (page 5 avec le port en premier plan), il peut être légèrement mouvant sous une lumière nocturne (pages 16 & 17). Il peut encore s'agir de vagues venant se fracasser sur les rochers de la côte, avec des oiseaux guettant les poissons. Il peut aussi venir doucement lécher une plage, prête à accueillir des touristes. Ce n'est donc pas un ouvrage dédié à l'amour de la mer, mais sa présence se fait sentir, rappelant qu'il s'agit d'une île, d'une terre isolée des autres, d'un monde limité.


Sébastien Morice représente les paysages de l'île avec le même amour pour la terre bretonne. Il n'a pas opté pour un rendu photoréaliste, mais pour une approche qui rend compte de l'impression que donnent les zones battues par les vents. De manière naturelle, en fonction des déplacements du facteur pour dames, ou des vues plus générales d'un endroit de l'île, le lecteur peut en admirer la géographie (les plages de sable blanc ténues), et la flore (l'herbe bien verte du fait des précipitations régulières, ou encore les tâches violettes de la bruyère). L'artiste ne représente pas les brins d'herbe dans une approche botaniste, mais les tâches de couleurs. Le lecteur connaissant la Bretagne pourra identifier le mauve d'un bouquet d'hortensias ou les variations de teinte de l'herbe en fonction des saisons.


L'artiste se montre tout aussi soigneux dans sa reconstitution des habitations de l'île. Le village principal présente un urbanisme crédible. Les maisons isolées sont accolées autant que faire se peut aux dépressions du terrain pour protéger au moins une façade contre le vent et les intempéries. L'intérieur des habitations est aménagé en fonction de leur destination (par exemple les outils dans la maison des Gréhat, les lampes à pétrole, les lits enchâssés caractéristiques). Le lecteur peut aussi regarder les différents outils utilisés pour les travaux des champs, ou ceux pour l'élevage d'animaux (avec la scène inoubliable de la saignée du cochon, mise en parallèle d'un soldat embroché sur une baïonnette).


Les personnages sont représentés avec des morphologies crédibles et variées, aussi bien les hommes que les femmes. Les visages expriment des sentiments nuancés, d'adultes. Bien sûr, au vu du titre, le lecteur attend avec une certaine gourmandise les scènes de séduction entre le facteur et ces différentes femmes. Les auteurs expliquent qu'ils ont sciemment limité le niveau d'érotisme pour ne pas tomber dans une collection de scènes de gaudriole, et parce que leur histoire n'est pas de cette nature. Sébastien Morice croque plusieurs portraits de femmes, différentes, chacune avec leur personnalité, leur physique, leur façon de porter attention au facteur qui est leur lien avec leurs époux ou enfants partis au loin, mais aussi leur contact régulier avec l'extérieur de leur maison, de leur ferme. Lors des quelques scènes plus physiques, le lecteur pourra apprécier que la narration visuelle est aux antipodes de la prouesse physique, exhalant des sentiments qui font qu'il s'agit de personnes, et pas d'acteurs choisis pour leur capacité de performance.


Effectivement, il apparaît peu à peu que le récit des auteurs ne se limite pas à un simple conte mettant en scène la revanche d'un jeune homme peu gâté par la nature. Le comportement de Maël évolue petit à petit pour passer d'amoral à quelque chose de plus immoral, de plus manipulateur, en voulant faire le bonheur de ces dames (pas sur le plan physique) à leur insu, dans une relation gagnant-gagnant. Didier Quelle-Guyot ne se contente pas de montrer les stratagèmes de de son personnage, il montre aussi qu'en lisant les lettres destinées à ces dames, il se retrouve confronté à l'indicible. Comment croire à ce que décrivent certains soldats ? À la boucherie, au charnier, aux corps des soldats qui se mêlent à ceux d'un cimetière éventré ? Il y a donc une évocation en retenue et très crédible de ce que pouvaient contenir les lettres des poilus, avec des images évitant également de sa vautrer dans le voyeurisme.


Au fil du récit, le lecteur prend connaissance du devenir d'un ou deux hommes du village sous les drapeaux, mais aussi à leur retour. En contrepoint du comportement du facteur et des épouses ou mères, le récit se teinte d'une gravité générée par les horreurs de la guerre. Le lecteur prend conscience petit à petit que ce conte n'a rien d'inoffensif ou de gratuit, que comme l'indique un personnage, la guerre prendra bien fin un jour et qu'il y aura un prix à payer. La grande guerre n'est pas un simple prétexte et l'horreur de la réalité des champs de bataille étend son influence jusque dans les zones les plus éloignées du conflit. Il ne s'agit pas d'une passade, mais bien d'un roman noir.


Didier Quelle-Guyot et Sébastien Morice racontent une histoire qui parle de la condition humaine, mise à rude épreuve en temps de guerre, sur une île bretonne éloignée du conflit. Cette grande guerre n'est pas un simple prétexte à une histoire d'amour légère. Elle est intégrée à la narration dans ses conséquences. Le lecteur a donc le plaisir de lire un récit très beau à contempler, bénéficiant d'une reconstitution des paysages de Bretagne qui exhale leurs particularités, et qui est également un roman grave sous des dehors enjoués.

Presence
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le 14 févr. 2019

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