Figurants, à votre service !
"Figurec" tranche sur les histoires accoutumées que nous raconte Christian de Metter : au lieu de ces récits noirs émaillés de crimes particulièrement sordides, soutenus par les dérives psychopathologiques de quelques névrosés, il s'agit d'un récit fantastique, tiré du roman éponyme de Fabrice Caro, paru chez Gallimard en 2006.
Comme tout bon roman fantastique, il nous immerge d'entrée dans un univers très convaincant de réalisme, sur lequel l'étrangeté et les décalages progressifs vers la folie s'immiscent par petites touches. C'est l'histoire d'un homme jeune, vivant une vie particulièrement médiocre, sans relief et sans satisfaction, dans une petite ville de province. Il mange cinq fois par semaine chez un couple d'amis - qui lui-même a ses problèmes - souffre d'être mis en comparaison par ses parents avec son frère, plus jeune, dont la vie réussie est assez brillante (planche 4), et - c'est là que le premier décalage montre le bout de son nez - fréquente assidûment les cérémonies d'enterrement dans les cimetières locaux. Il y rencontre un quinquagénaire dégarni, Bouvier, qui lui demande : "Figurec ?", et c'est là que tout commence...
Ceux qui lisent cette BD trouveront l'essentiel de la trame de l'intrigue planche 11. Sachez simplement que le récit est une savante montée vers la folie et l'irréalité, à partir d'un élément de base qui existe déjà vraiment dans notre société : les agences de location de figurants qui jouent le rôle de personnes banales lors de toutes les circonstances de la vie quotidienne. A condition qu'on les paie, bien sûr.
Les qualités de cet album sont nombreuses : pour le dessin, Christian de Metter conserve, au moyen de l'usage combiné de la gouache, de l'aquarelle, de l'encrage, et des couleurs directes, sa prédilection pour un expressionnisme chromatique qui joue sur la proximité de touches de couleurs non réalistes (visage de la vieille dame planche 67), sur les contrastes entre surexpositions (blanc cru d'un visage planche 3) et sous-expositions (les croix funéraires largement noires de la planche 1, mais suffisamment nuancées de brun et de petites applications de blanc pour donner un relief convaincant aux Christ qui y sont sculptés). La purée aqueuse et auréolée des feuillages (planche 3) fait contraste, dans la même vignette, avec les contours savamment interrompus sans lourdeur des plaques de couleurs juxtaposées qui construisent les nuances d'ombre et de lumière. En revanche, la vieille dame de la planche 18, aux rides et sourcils exagérément surlignés, donne l'impression d'un maquillage outrancier.
Parmi les réussites graphiques : un plat de lapin à la moutarde (planche 2 - Ah ! ce rendu du riz !); la bouteille de Champagne qui se débouche (planche 25); visage 3D et effet de mise au point, planche 69.
Si les bruns inquiétants habituels chez de Metter, sont largement présents (voir la pénombre d'un baroque intemporel dans l'église, planche 5), sa palette se tourne plus souvent qu'à son tour vers des verdâtres assez répulsifs, suggérant la moisissure et la fermentation malsaine d'une vie étouffant dans un cadre trop étroit, sans émotions positives, laissant les obsessions du subconscient envahir les comportements et les décors.
Pour le texte, le monologue narratif du personnage principal est de belle tenue, distancié, sarcastique à ses heures, et donne ainsi une impression de réalité qui se poursuit habilement jusqu'à la fin, même lorsque tout dérape. On commence à perdre vraiment les pédales à partir de la planche 45, et le délire alcoolisé de la planche 55, fort réussi, contribue bien à la perte de repères. Le langage de Bouvier, constamment rude et démystificateur, reflète bien la personnalité de ce vieux briscard de l'artifice élevé au rang des Beaux-Arts. Belle charge cinglante contre les manifs de profs (planches 40 et 41).
Plus encore que dans ses autres productions, Christian de Metter utilise de nombreux éléments de culture contemporaine (enfin, un peu datés quand même...) pour renforcer le sentiment de réalité dans l'intrigue : le narrateur lui-même réécrit constamment la première scène d'une pièce de théâtre dont il fait croire à tout le monde qu'elle va être bientôt jouée; on croise des allusions à Jeanne Mas, Mark Rothko, Bertand Tavernier, Renaud, Ferré, Barbara, Carlos Gardel, "Andromaque", "Les Inrockuptibles", Shakespeare, Molière, Tchékhov, Sabine Paturel, "Santa Barbara"...
Comme d'habitude chez de Metter, il ne faut pas trop compter sur une happy end; ce récit, par ses savantes gradations et ses décalages, n'est pas non plus sans rappeler le thème de la Matrice, cer environnement artificiel destiné à nous illusionner sur la véritable nature de notre vie, d'autant que (planche 11), Figurec est fondé par un ex de la loge Maçonnique, ce qui évoque chez le lecteur une des nombreuses "théories du complot" qui consisteraient, pour le bon peuple incapable de penser tout seul, à croire qu'une infime minorité de gens bien placés nous manipulent constamment au moyen de procédés de haute technologie.
Une riche thématique contribue à la complexité du récit : hantise la page blanche chez le créateur, sentiment de l'inauthenticité des gens et de leurs sentiments, impression que le réel est une illusion... voici un beau récit qui sait éveiller nos peurs secrètes. En nous motivant, peut-être, pour faire autre chose de notre vie que de la figuration pour complaire au regard des autres...