Ce tome fait suite à Les voleurs d'empires qu'il faut avoir lu avant. il s'agit d'une série indépendante de toute autre, terminée en 7 tomes. Elle a bénéficié d'une réédition en intégrale : Voleurs d'empires. Ce tome est initialement paru en 1995, avec un scénario de Jean Dufaux, des dessins et des couleurs réalisés par Martin Jamar. Ces 2 auteurs ont également collaboré sur une autre série en 6 tomes : Double Masque.
Le tome s'ouvre le 16 septembre 1876, avec un dessin en pleine page et un texte évoquant l'invasion de la France par les Prussiens, après le désastre de Sedan. La scène suivante se passe à Paris dans un salon bourgeois où un couple prend son petit déjeuner, servi par 3 employés de maison, dans une pièce spacieuse richement ornementée de plantes vertes. Ils sont interrompus par maître Rognard qui vient leur parler de leur fille. Madame Froidecoeur, responsable de la pension dans laquelle elle se trouve, leur conseille de la faire revenir chez eux en cette période de trouble. La missive était accompagnée d'une bague portant un sceau qui n'est pas celui de a famille. Le père congédie maître Rognard en lui indiquant qu'il a à réfléchir. Puis il se tourne vers sa femme pour l'agonir de remontrances, quant à leur fille dégénérée.
La fille en question (surnommée la rousse par la suite) se trouve dans la pension et s'est aperçue de la disparition de sa bague (offerte par le cavalier squelette en début du premier tome). Elle se rassure en se disant qu'il lui reste toujours ses fleurs de peau, des médailles militaires qu'elle coud avec du fil sur les torses de ses victimes. Le jour même, un détachement de soldat arrive au pensionnat pour investir les lieux. Un fermier, leur reprochant d'avoir piétiné ses poules, est abattu sommairement sur le parterre devant l'entrée. Ce détachement est sous les ordres du commandant von W (son nom complet n'est pas donné) qui ordonne que le cadavre du fermier reste en l'état sans être déplacé, pour servir de rappel aux autres. Le commandant von W. explique à madame Froidecoeur qu'il réquisitionne son institution et qu'il entend être bien accueilli. Le soir même, lui et ses officiers dînent à la table de madame Froidecoeur qui leur offre ses terribles gâteaux pour conclure le repas.
Terriblement accroché par le premier tome, le lecteur revient avec plaisir pour découvrir la suite de ce récit au ton si particulier. Il a le plaisir de retrouver un certain nombre des personnages du premier, et de pouvoir ainsi déterminer quels sont les premiers rôles. Parmi eux figurent Nicolas d'Assas, Anaïs, Julien, Madeleine d'Espard, madame Froidecoeur, la rousse, et Jaumard. Jean Dufaux s'en tient à son approche initiale : leurs caractères n'apparaissent qu'au travers de leurs actes, sans dialogues explicatifs ou d'exposition. Le lecteur peut ainsi côtoyer madame Froidecoeur dans ce qu'elle a de professionnel et déterminé. Il voit agir et parler une personne à qui son métier tient à cœur, ainsi que le bien-être de ses pensionnaires. Il voit aussi une personne habituée à prendre des décisions drastiques pour assurer la survie de son institution. Le lecteur a une confirmation d'un trait de caractère mesquin quand elle fait tout pour éviter de manger ses gâteaux, car elle sait très bien qu'ils constituent une épreuve gustative pénible. Cette forme de narration a pour conséquence que le lecteur peut très bien ne s'intéresser qu'à l'intrigue, sans s'embarrasser de la dimension psychologique. S'il le souhaite, il peut aussi observer les personnages au travers de leurs actions et y voir une étude de caractère nuancée et cohérente. À ce titre, le comportement d'Anaïs révèle une jeune femme perspicace et déterminée, capable de faire des sacrifices, sans pour autant se prêter à n'importe quoi.
Madeleine d'Espard reste égale à elle-même telle qu'elle se dévoilait dans le premier tome, avec une habitude d'obtenir ce qu'elle veut, sans trop s'embarrasser des sentiments d'autrui. Le comportement de la rousse confirme une forme de psychose générée par un traumatisme important dont la nature est sous-entendue à plusieurs reprises. Face aux femmes, les personnages masculins apparaissent un peu fades, qu'il s'agisse de Nicolas d'Assas qui réagit surtout aux événements, de Julien plus virile mais pas plus réfléchi, ou de Jaumard, tout aussi intéressé à sauver sa peau, avec le moins de dégâts possibles. Le commandant von W. est dépeint comme un militaire suivant une ligne de conduite qu'il juge honorable, faisant régner l'ordre parmi ses troupes, et la soumission chez les vaincus, sans aller jusqu'à abuser de la situation.
Du point de vue de l'intrigue, le scénariste continue également sur sa lancée. Cette histoire continue de baigner dans la grande Histoire, avec l'évocation de faits historiques clairement datés et identifiés. Il est fait mention de l'arrivée de Léon Gambetta et d'Henri Rochefort (Victor Henri de Rochefort-Luçay) au pouvoir, du siège de Paris par les prussiens, du vol en ballon d'Armand-Barbès, de Gambetta, de l'enrôlement des volontaires dans l'armée, de la prise de Grenoble et Metz. Les auteurs évoquent ces événements historiques au travers de dialogues, mais aussi en leur consacrant des pages les montrant comme autant d'images fixant un moment significatifs, les dessins de Martin Jamar s'inscrivant dans une représentation concrète très détaillée. Ce choix narratif inscrit le récit dans l'Histoire, et il souligne que le destin de tous ces personnages dépend des soubresauts de l'Histoire. La place qui leur est accordée établit que leur histoire personnelle est le fruit de leur environnement et des bouleversements provoqués par la guerre et par les décisions des gouvernements. En cela, Jean Dufaux diminue la part héroïque de ses personnages, puisqu'ils n'ont pas beaucoup d'emprise sur ce qui leur arrive. Par contre, cela ne diminue pas leur dimension romantique.
L'intrigue continue elle aussi d'avancer, mais d'une manière qui ne correspond pas à un récit d'aventures classiques. En termes de passage du temps, ce tome propose une durée assez courte, comme le précédent. En termes d'action, le lecteur assiste à une exécution de sang-froid à bout portant, à l'arrivée de la soldatesque, à une embuscade sur une route de nuit par des bandits de grand chemin, et à une explosion. Il ne s'agit donc pas d'un récit dans lequel le moteur serait l'aventure, mais il ne s'agit pas non plus d'une étude de mœurs sans action. Arrivé à l'issue de ce tome, le lecteur éprouve des difficultés à apprécier le chemin parcouru par l'intrigue. Cela tient au fait que cela reste un récit choral dont les scènes sont partagées entre une demi-douzaine de personnages. Jean Dufaux prend le temps de les montrer dans leur environnement, interagir entre eux, et prendre des décisions en réaction aux événements. Aussi, l'intrigue principale relative à la rousse n'avance pas beaucoup, voire pas du tout. Celle relative à Nicolas d'Assas n'avance guère plus, et la promesse des conséquences de la gifle de Julien à Madeleine d'Espard n'y trouve pas sa réalisation. Pourtant, chaque personnage se retrouve dans une situation bien différente à la fin du tome, avec des motivations qui s'étoffent et des relations qui gagnent en consistance.
En outre chaque séquence est conçue comme un drame miniature, servant l'intrigue et les personnages. L'introduction des parents de la rousse permet de les présenter et d'exposer leur position vis-à-vis de leur fille, tout en préparant la suite de l'histoire, avec la présence de la bague au sceau mystérieux. La recherche de la bague dans la chambre 27 permet de rappeler son importance symbolique pour la rousse, et d'établir un lien entre les fleurs de peau et les médailles du commandant von W. À leur tour, les médailles acquièrent le statut de symbole dans le cadre du récit, celui des conquêtes militaires, celles qui permettent de bâtir des empires, comme un écho d'un sens possible du titre de la série. Le premier repas des officiers prussiens à la table de madame Froidecoeur permet de jauger le rapport de force qui s'installe entre les occupants et la propriétaire, mais aussi d'établir un lien avec la rousse, par a présence d'un rat. Le lecteur y voit un autre symbole, celui du rongeur qui se nourrit du bien d'autrui. Ainsi chaque scène apporte des éléments narratifs de nature diverse variée à l'intrigue.
Étonnamment, Jean Dufaux glisse régulièrement quelques touches humoristiques dans son récit. Elles peuvent être évidentes, comme le gag récurrent sur la consistance des gâteaux qui les rend vraisemblablement impropres à la consommation, doublé d'une forme d'arroseur arrosé. Elles peuvent être plus discrètes comme l'incapacité de madame Froidecoeur à savoir quel titre donner au commandant von W. Le lecteur constate qu'elle l'appelle par différents titres de noblesse (conte, duc), puis par différents grades, sans réussir à trouver le bon qualificatif. Cela évoque la manière dont le capitaine Haddock affublait le responsable tibétain de la lamaserie dans Tintin au Tibet, mais en moins inventif en ce qui concerne madame Froidecoeur.
C'est un grand plaisir que de retrouver les dessins méticuleux, soignés et précis de Martin Jamar. Le lecteur éprouve la sensation d'être 2 fois gagnant, à la fois la qualité de la description, à la fois pour la qualité de la narration. Comme dans le premier tome, Jean Dufaux n'a rien épargné à son dessinateur. À chaque séquence, celui-ci doit assurer l'authenticité de la reconstitution historique. Elle passe par les uniformes des soldats prussiens et français, par les modèles de canon et d'armes à feu, par la forme des médailles et les couleurs de leur ruban, mais aussi par les tenues vestimentaires de tous les personnages : les pensionnaires de Froidecoeur (jeunes femmes et jeunes hommes), les parents de la rousse, les cuisinières. Bien sûr, l'artiste se montre cohérent avec ceux qu'il a déjà montrés dans le tome précédent, ainsi que pour les pièces du pensionnat. Le lecteur retrouve le désordre de la chambre 27, l'aménagement cossu de la salle à manger du pensionnat, ou encore les bancs de la chapelle. Page 23, la cuisine est toujours aussi admirable, avec les ustensiles et les deux femmes occupées à préparer un repas. Il peut admirer le salon des parents de la rousse, avec sa myriade de plantes en pot, l'écurie du pensionnat.
Comme dans le tome précédent, le lecteur peut choisir de lire rapidement le récit, sans s'attarder sur les détails visuels. En effet, Martin Jamar prend soin de composer ses cases de manière à ce que le sujet principal en ressorte au premier coup d'œil. Pour reprendre l'exemple de la page se déroulant dans la cuisine, il est possible de comprendre d'un rapide coup d'œil où elle se déroule, puis de ne plus prêter attention qu'aux personnages, sans plus s'attarder sur la table ou la marmite. Ou alors, le lecteur peut préférer prendre le temps de savourer la page en regardant ce que l'une des cuisinières est en train d'éplucher, et où elle en est de sa tâche. Il en va de même lors de la scène du dîner, où le lecteur peut se contenter de reconnaître le lieu et sa fonction, ou bien d'observer la décoration, es tableaux aux murs, la pendule, les vases sur les guéridons avec leurs napperons, les reliefs du repas sur la table, la forme des chaises, etc. À bien y regarder, le lecteur se rend rapidement compte que la mise en couleurs participe à hiérarchiser les différents plans de chaque case, pour les rendre plus facilement lisibles. Dans tous les cas (rythme de lecture rapide ou posé), le lecteur éprouve la sensation de se plonger dans des environnements très substantiels et authentiques.
Martin Jamar représente beaucoup de scènes de dialogue, sans jamais que le lecteur n'ait l'impression de s'enfiler une suite de cases avec uniquement des têtes en train de parler. Pour commencer, chaque personnage dispose d'une identité graphique forte, le rendant immédiatement reconnaissable sans risque de confusion. Ensuite les spécificités de chaque vêtement ajoutent encore des informations visuelles. Enfin chacun présente des caractéristiques de posture qui participent également à leur conférer une personnalité. Le lecteur voit le poids des ans dans les positions adoptées par madame Froidecoeur. Il admire le maintien martial du commandant von W. Il se détend en voyant les postures plus relâchées et plus souples des jeunes gens.
L'artiste ne se limite à montrer des individus en train de parler. Jean Dufaux adopte une narration dense sans être étouffante, qui nécessite de montrer ce que font les personnages en même temps qu'ils échangent des propos. À nouveau, les compétences du dessinateur sont fortement sollicitées pour des tableaux de nature très différente. L'arrivée du détachement de soldat prussiens au pensionnant est imposante et protocolaire comme il se doit. Les minauderies de madame Froidecoeur pour essayer d'échapper à la consommation de ses gâteaux sonnent juste, tout en provoquant un sourire irrépressible sur les lèvres du lecteur. La confrontation entre jeunes hommes et soldats prussiens dans la chapelle dégage une tension pleine de suspense. La tentative de déshabillage d'Anaïs par Julien montre comment elle lui fait comprendre qu'il n'obtiendra rien, avec une retenue qui en impose. De même, sa manière de capter l'attention du soldat prussien qui a les clés de la chapelle reste digne en refusant toute forme de victimisation ou de réification, un moment tout en subtilité psychologique et en nuances émotionnelles qui passent par les dessins.
Ce deuxième tome permet au lecteur de mieux discerner la direction générale du récit, tout en conservant les grandes qualités du premier tome : reconstitution historique impeccable, dessins d'une grande richesse sans en devenir empesés, intrigue reposant sur une demi-douzaine de personnages, pleine de suspense avec une psychologie sous-jacente finaude.