Je suis fils d'ouvrier. Et ce n'est pas une honte, mais une fierté. J'ai même travaillé dans l'usine en question. J'ai pris une autre voie mais je ne peux pas nier que j'ai des liens très forts avec ce milieu, qui ont conditionné certains points de ma personnalité.
Je regrette que la désindustrialisation de la France se fasse de façon aussi cynique. Le paternalisme du XIXième siècle est sidérant, quand on le compare à une époque où la force de travail est une gêne quand les capitaux n'ont pas de frontières. On licencie, on délocalise, et les usines sont abandonnées. Le terrain sera peut-être racheté pour être transformé en résidence immobilière. Les témoignages matériels seront effacés, peut-être que quelques cheminées seront conservées, pour l'aspect pittoresque.
Troyes fut une grande ville industrielle du textile. Aujourd'hui, elle n'a pu conserver un lien avec que par ses magasins plus ou moins "d'usines". Il reste encore quelques vestiges des anciennes installations. J'avais participé à une visite. La plupart des curieux étaient des "anciens", qui faisaient partager leurs souvenirs, leurs anecdotes, les difficultés d'antan qui les font sourire, et leurs regrets sur comment l'usine avait fermé.
Il est plus judicieux de dire que ces personnes ont travaillé pour une usine, que dedans celle-ci, car il y a un attachement très fort, une identité ouvrière dont il ne reste plus grand chose. A cause de la difficulté d'un tel travail, les personnes partageaient quelque chose. Peut-être étaient-ils exploités, mais au moins ils pouvaient se serrer les coudes.
Vous pourriez croire que je mets du temps avant d'aborder ce livre. Et pourtant, cela fait déjà quelques paragraphes que je vous en parle. L'industrie française est en difficultés, et ne parlons pas de la sidérurgie, sacrifiée, mais que quelques personnes espèrent protéger, comme ils peuvent.
Vous avez probablement entendu parler de Grandrange, plus certainement de Florange, devenu un enjeu politique aux environs de l'élection présidentielle de 2012. Les médias vous en ont parlé. Cette fois-ci, ce sont deux personnes "du pays", immergées, et concernées qui vont vous raconter la lutte de pots de terre contre des pots de fer.
Il ne s'agit pas seulement d'un documentaire mis en BD. Il est politique, historique, économique et sociologique. C'est un documentaire, un témoignage, peut-être parfois une fiction, mais on se moque des distinctions de genre. Il raconte des espoirs, des déceptions, et dresse le portrait d'usines et de personnes qui ont participé à la vie économique de la France, avant d'être abattues par des acteurs qui se déchargent chacun de leurs responsabilités.
Le ton est désabusé, sans jamais être pesant. Et il témoigne bien de ces millions de personnes qui travaillent pour l"industrie, qui doivent se battre, et pour cela garder un peu d'espoir. C'est cet état d'esprit que Tristan Thil a su capter, qui connaît bien la région, qui est un enfant du coin. Pourtant, peut-être pour rajouter du pathos, l'auteur lie deux tragédies personnelles à ce récit. La première se justifie, car l'industrie tue aussi, et c'est l'un des paradoxes de l'identité ouvrière. Mais la deuxième est utilisée, sert de comparaison à la fin du site, et le malaise n'est probablement pas celui espéré par Tristan Thil.
Pas de mépris. Pas de complaisance. En tout cas, pas du point de vue des auteurs. Il est évident que la situation en est à ce stade à cause de personnes qui n'ont pas la même affinité, pour qui les ouvriers ne sont que donnée négligeable, parfois un caillou dans la chaussure, et qui ne gagnent de l'intérêt que lors des élections. Ils méritent du respect, d'être compris.
Que ce soit par les politiques. Par les financiers. Et même et surtout par nous tous.