Je commencerai cette critique par une question : l’histoire de la bande dessinée franco-belge dans son ensemble a-t-elle été changée pour toujours lorsque Jean-Michel Charlier, scénariste vétéran, décida de s'associer au jeune dessinateur Jean Giraud, alias Gir ? En ce qui me concerne, la réponse est un OUI retentissant, mais j’ai souvent l’impression que ce pauvre Blueberry est un peu oublié lorsqu’on parle de la révolution Pilote… pourtant, son apport se fait toujours autant ressentir, et avec même plus d’acuité qu’un Astérix ou qu’un Buck Danny, puisque tant la BD d’aviation que celle comique ont énormément évolué depuis cette époque (au niveau graphique comme scénaristique – pour faire simple, elles se sont féminisées, ce qui est heureux) tandis que le western est plus ou moins le même (désolé Miss Prairie et Lin, mais l’Undertaker, c’est Jonas Crow et personne d’autre !).
Je pense que la raison principale de cet oubli, c’est qu’au moment de la sortie de Fort Navajo en 1962, le western est déjà un genre bien établi. Surtout, il est un genre essentiellement cinématographique, à son apogée et marqué par des figures mythiques telles que John Wayne ou John Ford. Blueberry se fond dans ce moule gigantesque, en tout cas jusqu’au douzième album de la série, Le Spectre aux Balles d’Or, même s’il convient de signaler que les Amérindiens sont dès ce premier album dépeints de manière plus positive que dans la grande majorité des films hollywoodiens de l’époque.
Blueberry, et c’est là un reproche fréquemment entendu, se contente donc de surfer sur la vague de chaque époque. Certes. Cela est vrai pour cet album et les quatre suivants, totalement dans la lignée de She wore a yellow ribbon ou The Searchers, pour le tome 6 (remake de Rio Bravo…), pour la trilogie du cheval de fer (How the West was won), pour celle de l’or confédéré (les westerns spaghetti de Sergio Leone), du complot contre Grant (moins inspiré par un ou des westerns en particulier que par la situation politique de l’époque – assassinats de JFK, RFK et MLK, Vietnam, Watergate… et les nombreux films en ayant découlé, au premier rang desquels Les Trois Jours du Condor), du retour à la vie indienne de la trilogie suivante (Little Big Man, Danse avec les Loups) et enfin du cycle Mister Blueberry (Tombstone, OK Corral). Les seules véritables exceptions sont donc le diptyque de L’Allemand perdu et le trio La Dernière Carte, Le Bout de la Piste et Arizona Love, venant chacun clore les cycles précédemment entamés. Ajoutez à cela que durant la première dizaine d’albums le héros a les traits de la star de l’époque, Jean-Paul Belmondo, et je peux comprendre que le lecteur ait un peu l’impression de devenir schizophrène. A contrario, Astérix, Buck Danny, Barbe-Rouge ou encore Le Grand Duduche venaient combler un manque total de films de Gaulois, d’aviation, de pirates ou de lycée pendant les années 60 à 90.
Blueberry est-il donc plus « réactif » qu’original ? Ce serait faire fi du florilège d’idées et de personnages atypiques et haut-en-couleurs concoctés par Charlier, et de tout ce que le trait de Giraud leur confère d’extraordinaire. Il a beau ressembler à notre Bébel national, Mike S. Blueberry n’en est pas moins une figure de papier unique en son genre, ce qui est évident dès ses trois-quatre premières planches : il affronte plusieurs adversaires mal embouchés qui l’accusent de tricher au poker, avec pour seule aide ce blanc-bec de Graig, mais une fois les « rascals » chassés manu militari, il avoue sans la moindre gêne, whisky en main et sourire en coin, avoir bel et bien truqué la partie !!! Par-dessus le marché, il se paie le luxe de se mettre à dos son sauveur en insultant son général de père ; sans le savoir ? Ce n’est pas très clair, mais cela importe peu puisqu’il ne se départit toujours pas de ses airs bravaches, même lorsque Graig le somme de régler leur différend au revolver ! Il faudra attendre une matrone désireuse de protéger sa charmante nièce des avances bien lourdes du lieutenant pour venir à bout de sa grande gueule.
Cette introduction est tout bonnement géniale, car elle présente l’essence du personnage en un nombre incroyablement limité de cases : courageux, tireur hors-pair, casse-cou, drôle, charmeur mais aussi tricheur, hâbleur, buveur et rustaud ! « Sans peur, mais pas sans reproches » comme le dira la devise future de la série. On n’est pas dans la figure de l’anti-héros cher au public contemporain, mais je ne saurais exagérer à quel point l’arrivée tonitruante de ce personnage a constitué une véritable bouffée d’air frais dans le petit monde de la BD de l’époque.
Le rythme de ce premier album est d’ailleurs à l’avenant : ça n’arrête pas ! Le point de départ des cinq premiers tomes est trouvé lorsqu’un fermier mourant conjure les deux officiers de retrouver son fils qu’il croit enlevé par les Apaches, ce que le bouillant Graig s’empresse de jurer avant de partir seul à leur recherche, contre l’avis d’un Blueberry beaucoup plus raisonnable et raisonné mais qui ne peut résister aux suppliques de la belle passagère de la diligence. La ruse et le culot de Nez-Cassé viennent d’ailleurs à point nommé lorsque Graig tombe à pieds tendre, euh je veux dire pieds joints, dans le piège des Indiens. Puis c’est l’entrée en scène du vrai méchant de l’histoire, le major Bascom, galonné raciste, hystérique et avide de gloire, déterminé à utiliser l’excuse de l’enlèvement pour purger l’Ouest de ses habitants originels, alors même que Blueberry sent qu’il y a anguille sous roche, puisque les Apaches sont depuis longtemps pacifiques. Démontrant encore une fois son mépris de l’autorité, le lieutenant utilise à nouveau son « clairon fétiche », souvenir de la Guerre de Sécession et précurseur du spin-off à venir, pour humilier Bascom et sauver une tribu en vadrouille avant l’arrivée au fort donnant son nom à l’album (et à la série, à l’époque de sa sortie).
On est là en plein dans le schéma charliérin de base : le héros à rebours de la pensée dominante et destructrice, utilisant sa ruse pour dérégler l’establishment, quitte à risquer sa propre déchéance, le tout à grand renfort de charliérismes (« Il va y avoir du vilain », « c’est… c’est monstrueux ! », « Je deviens fou », …) tous plus truculents les uns que les autres. Mais j’ai déjà beaucoup parlé des ressorts du maestro liégeois, et pas assez du doigté de son partenaire français… que dire ? Moebius est encore loin, Gir ne s’est pas encore affranchi de l’ombre du grand Jijé, mais quel dessin !!! Personne, à part Pratt, n’a jamais mieux maîtrisé les ombres et l’espace. Dire que c’était l’une de ses toutes premières bandes dessinées et qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années ! Jugez-en la case où Graig annonce son plan pour retrouver le gamin enlevé : son visage parait masqué, maintenant que tous les vieux briscards de l’Ouest lui ont dit que c’était de la folie. Le doute s’est insinué dans son âme de chevalier blanc, mais la noblesse n’a pas disparu pour autant. Tout cela Giraud le transmet en une simple petite case, alors même que le dialogue est purement expositoire. Les décors ne sont évidemment pas en reste. Mille choses ont déjà été écrites sur le talent de Giraud/Gir/Moebius pour dessiner le désert, mais il est incroyable de constater à quel point tout était déjà là dès le premier album. Fort Navajo n’est certes pas le plus grandiose des projets de Gir, et je pense qu’il faudra vraiment attendre le 3ème album pour voir de quoi il était véritablement capable, mais en fin de compte le dessin plus concassé sert cette première aventure, plus claustrophobe – le fort est comme un phare perdu au milieu d’un océan hostile. Voilà une BD que Buzzati n’aurait pas reniée !
C’est donc bel et bien une entrée en fanfare à laquelle on a affaire, une véritable pierre angulaire dans l’histoire du septième art. L’Italie allait bientôt montrer qu’Hollywood n’avait pas le monopole du western, mais le duo Charlier – Giraud venait de prouver qu’au format A4 et à grands coups de bulles, l’Hexagone et le Plat Pays étaient prêts à partir à la conquête de l’Ouest eux aussi !