Furieuse
7.4
Furieuse

BD franco-belge de Geoffroy Monde et Mathieu Burniat (2022)

Incontournable Février 2023


Mention "Olybrius" BD 2023


Voici un des incontournables de mes collègues libraires BD largement apprécié, qui me rappelle la BD "Le Chant d'Excalibur", où on a joyeusement malmené les légendes arthuriennes. On m'en a vanté la propreté du travail et la richesse du scénario, et je comprend pourquoi, après lecture.



Le roi Arthur aura eu son moment de gloire quand il pourfendit les démons venus hanter le monde en passant un imposant portail, son épée légendaire à la mains. Cette époque est cependant révolue. Désormais, l'homme est éternellement saoul, marinant dans ses propres fluides et se servant de son épée comme jouet. Son royaume, Pendragon, est pauvre comme la gale et offre la même image désolante que son risible monarque. C'est dans ce décor peu glorieux que nous rencontrons notre héroïne, Ysabelle, fille cadette du roi, qui assiste, impuissante, à la déchéance de son père. Pire, elle est promise à un baron pervers qui aime un peu trop sa propre personne - et a des goûts de chiotte en matière vestimentaire et esthétique, franchement. Quand ce dernier lui assure qu'il "a toute sa vigueur de jeune homme", insinuant qu'il compte bien la culbuter souvent pour son bon plaisir, c'est la goutte qui fait déborder le vase: Ysabelle décide de suivre l'exemple de sa soeur aînée, Maxine, et fuit le château. C'était sans compter l'Épée d'Arthur, qui a sa volonté propre et elle aussi des désirs d'escapades. Elles quittent donc ensemble le château, parées pour une quête riche en action et en désillusions.



C'est toujours une joie de voir des scénaristes capables de pondre des récits aussi divertissants qu'intelligents. D'un point de vue d'écriture, ça transpire autant l'humour que l'intensité. Ysabelle vit dans un monde où elle n'a pratiquement aucuns avantage, sauf peut-être sa vivacité d'esprit. Ça s'entend très bien dans les dialogues, ça se voit dans les gestes des personnages et le manque totale de considération de la plupart des personnages pour le sexe féminin. Chaque ligne de texte ou presque sert l'ambiance et permet de mieux comprendre l'univers en présence.



Les personnages ont l'air simples avec leur apparence enfantine et leur peau monochrome dans divers couleurs, mais quand on s'attarde à l'ensemble, on voit qu'il y a en réalité beaucoup de travail. Les ombres en hachures par exemple, le degré de détail de certains décors, la justesse des positions corporelle et leur fluidité, ainsi que le travail autours des bulles - surtout les bulles du registre très émotif, comme la colère ou l'exaspération, où les bulles s'hérissent et la police s'intensifie, se contorsionne. J'aimais bien les mains qui avaient parfois l'air d'être des mitaines ( moufles) en ce sens où on ne voyait que le pouce et quatre doigts fusionnés. Parfois, les bouches prenaient une forme de bec de canard, comme s'ils pépiaient ou gazouillaient. Ça confère aux personnages un petit côté mignon et vulnérable. Bref, c'est un style graphique que je vois peu, mais qu'on se prend à apprécier pour sa maitrise, sa netteté et son efficacité.



À partir d'ici, il y aura des divulgâches.



Quand je repense aux premiers univers de Heroic Fantasy que j'ai lu, je garde en mémoire des univers très machos, où les filles sont des plantes vertes à moitié nues qui servent soit de trophée de chasse ou d'élément décoratif, où la violence fait au femmes va de soi. Ysabelle n'y échappe pas au début et entre dans la catégorie "trophée de chasse". Mais contrairement aux autres univers, ici, on ne cache pas que les personnages masculins sont machos et un peu trop centrés sur leur phallus. L'un des passages qui l'illustre bien: Quand Isabelle se fait "aider' par le plus jeune des frères de la charrette à foin, qui tentaient de se faire payer en nature le trajet dans la charrette à foin qu'elle s'est octroyé, et que, malgré ses airs mignons, il en vient à réclamer un "bisou" à Ysabelle "parce qu'il le mérite" et qu'il lui a fait un compliment. C'est exactement le genre de lourdeur mâle qui tape sur les nerfs dans la fiction comme dans la vie, cette idée de "récompense" qui traduit un esprit intéressé, non pas altruiste. Heureusement que notre héroïne lui a répondu à la force de son poing, bien fait pour lui! L'autre passage qui illustre bien cette masculinité nocive est le passage de la maison close, quand Maxine pleure sur son lit, avec son client juste à côté, qui sans la moindre empathie, voit son pénis entrer en érection et s'exclame "C'est prêt"! comme on s'il avait mit un plat de lasagne au micro-onde. Totalement à côté de la plaque, quoi. Mais le pire d'entre tous reste le baron de Cumbre, dont les plans élaborés lui ont permis de se doter d'un titre, d'une retraire et d'une chaire fraiche à épouser en la personne de Maxine, puis d'Ysabelle. Machiavélique à souhait! C'était une révélation choquante, tout de même, de savoir que "Le Grand Merlin" est au final un moron typique, intéressé par l'argent, le pouvoir et le sexe, comme bon nombre d'antagonistes. le tout est adoucie par le fait qu'il taille une coupe champignon à sa toison pubienne et poudre de rose ses fesses. Quand je disais qu'il a des goûts de chiotte, je n'exagérais pas.



Ysabelle était une héroïne attachante, avec un mélange de naïveté et de lucidité franchement comique. Elle a une bouille sympathique avec des cheveux en pétard, difficile ne ne pas la trouver charmante. Autant peut-elle s'imaginer des choses complètement en adéquation avec la réalité - comme le fait que Maxine soit devenue une noble indépendante - qu'elle a aussi une certaine rapidité d'esprit - lors de son passage dans le monde des démons notamment. Chose incroyable, ce "bout de princesse", pour reprendre ses termes, n'est aucun moment mièvre. Si la plupart de ses bourdes sont le résultat de son manque de connaissance du monde extérieur, elle garde suffisamment de bon sens le reste du temps pour ne pas tomber dans la stupidité franche. Ses dialogues avec l'épée sont d'ailleurs rafraichissants. Aussi, je trouve touchant de voir une soeur chercher à améliorer son propre sort en incluant celui de son aînée. On aurait pu croire que sa désillusion face à la vie de Maxine l'aurait éloignée de ce projet, mais en fait, pas du tout. Cette solidarité sororale était fort appréciée.



Pour sa part, le sort de Maxine traduit la réalité de bien des femmes réelles. Dans un monde d'hommes conçu par des hommes pour des hommes, il existe relativement peu d'opportunité de vivre par soi-même quand on est une femme. Maxine a en plus une tare que les hommes pardonnent peu: elle n'est pas jolie, elle est même balafrée. Je remarque que la propriétaire de la maison close n'est cependant pas une terreur, elle a même un bon fond. On le voit notamment dans le passage où elle invite Maxine à se moquer du baron ( dont la présentation de sa coupe champignon pubienne a déclencher l'hilarité générale dans la maison close).



Un rapide constat pour le Roi Arthur: Il n'est pas devenu misérable pour rien. On comprend que le décès de sa femme, combiné aux machinations sournoises de l'Épée, y sont pour beaucoup. Il est bon de rappeler que la déchéance est souvent le navrant résultat d'une profonde détresse.



Enfin, l'Épée, qui n'a pas de nom, et qui surprendra par sa capacité à se déplacer en sautillant et dont le visage qui borde sa garde change au gré de ses expressions et émotions. Elle m'a fait pensé à l'Anneau Unique, avec son côté manipulateur et cajoleur. Ce personnage est aussi amusant que terrifiant, et ses répliques très franches sont souvent amusantes.



Si l'histoire s'articule dans un premier temps autours de la quête d'Ysabelle de Maxine, puis de merlin, la seconde partie traite de son règne en tant que monarque de Pendragon et des enfers. Mais tout comme Frodon avec l'anneau, Ysabelle découvre que l'épée de son mère est une entité maléfique qui tente sans arrêt de lui faire faire des choses horribles. Ysabelle a les yeux rougis et la mine sombre ( littéralement) et résiste du mieux qu'elle peut. Maxine et elle semblent penser que rien ne peut être fait pour contenir la malveillance de l'épée, puisque si elles la confie à autrui, celui-ci connaitra un sort similaire et pourrait devenir un tyran. Néanmoins, combien de temps Isabelle tiendra-t-elle tête à l'épée? Heureusement, le personnage de Claude - un autre personnage vraiment dégoutant - a la solution au problème de l'épée: Il est au coeur du sortilège de magie noire employé par Merlin afin d'ouvrir un portail en enfer, afin de laisser les démons ravager le monde. Merlin arrive donc en sauveur en offrant l'épée magique à Arthur, moyennant paiement ( un royaume, de l'argent et une fille vierge). C'est l'âme de Claude qui a servi à forger celle de l'épée et il est donc tout naturel que, lorsque l'épée arrime ses pouvoir sur l'homme, celle-ci perd son âme, qui regagne ainsi son légitime propriétaire. Les deux princesses sont donc libérées de l'épée malveillante et peuvent désormais faire des plans pour leur avenir.



Ça va sembler anodin, mais je me réjouit toujours de voir des personnages féminins qui finissent par faire autre chose que se marier ou finir en couple. Ici, la quête initiatique ne se solde pas en accomplissement conjugal, mais en libération du fardeau d'être à la fois princesse et femme. Nul doute qu'avec son actif en matière de sauvetage du monde, Ysabelle ne rechignera plus à se défendre et on va sans doute ne plus jamais la prendre de haut. Une sacrée victoire. Mieux encore, elle pourra compter sur sa soeur, devenue sa partenaire de périple, qui pourra également compter sur elle.



C'est cru, c'est injuste, c'est même carrément dégueulasse à certains passages, mais c'est une bonne histoire, avec un bon texte et un bon scénario. Ça défigure les vilains stéréotypes du genre Heroic Fantasy, propose de nouveaux modèles féminins beaucoup plus intéressants et arrive à faire coexister humour et gravité. Une sympathique lecture qu'on pourrait se plaire à relire encor et encore.



Pour un lectorat adulte, mais qui peut plaire aux jeunes adultes ( 17 ans+).

Shaynning

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