On comprend qu’après avoir souffert à illustrer les cinq derniers tomes des « Eaux de Mortelune », sous la férule de Cothias qui n’était pas au mieux de sa forme, Philippe Adamov ait ressenti la nécessité de respirer un peu, et de faire cavalier seul scénario + dessins. Le résultat ? Les trois volumes de la série « Dayak ».
Adamov n’a pas craint d’entremêler les thèmes classiques des bonnes intrigues qui font mouche : le héros (Dayak), beau mec bien foutu, 25 ans, est élevé depuis sa naissance dans un ghetto pourri d’une mégapole africaine, par Baptiste, un père adoptif âgé, prêtre et magicien (planches 10 et 11). Il ignore tout de ses origines véritables. Donc, déjà, deux thèmes se chevauchent : la classique initiation d’un jeune à la vie, et la découverte de son identité. En face, un vilain ( ?) dont on devine assez lentement qu’il est son frère, Simon, incarnant l’inhumanité d’un pouvoir technocratique ne cherchant qu’à s’enrichir en forant des puits de pétrole partout, quitte à bousiller l’environnement et à provoquer des catastrophes (planches 34-35). On remarquera que, dans un certain sens, ce personnage pourrait jouer dans un préquel des « Eaux de Mortelune ».
A cette rivalité Bien-Mal entre frères se superpose une thématique politico-économique : la mégapole est, comme attendu, dirigée par une minorité de nantis accumulant les pouvoirs et les richesses, et laissant la quasi-totalité de la population survivre au quotidien par le pillage, le braquage, la mendicité... et même la charité bien comprise organisée par les possédants ayant intérêt à cultiver leur popularité (planches 1, 36). Rien que de très actuel. Sauf que, tout de même, les véhicules utilisés sont futuristes, et, avec quelques autres machines sophistiquées, on peut classer ce récit dans la catégorie « science-fiction », mais une science-fiction de ferblanterie, d’opéra baroque, car les enjeux scientifiques ne crèvent pas les yeux ici.
Comme dans « Les Eaux de Mortelune » - et dans pas mal de films de science-fiction, la coexistence d’une technologie avancée et d’une immense misère humaine ne manque pas de surprendre ; elle ne fait qu’amplifier les réalités de notre monde. Ajoutons que le côté africain permet à Adamov de développer les structures tribales, mafieuses, qui se livrent à une multitude de trafics minables. Les « Barons Legbas » sont un clan local de costauds assez vilains, dont le nom a pu être inspiré par le « Baron Samedi » du Vaudou. La mégapole tend à être un entassement invraisemblable de gratte-ciel indistincts et de cahutes pourries qui se montent les unes sur les autres (planche 6). Le casino-boîte de nuit des planches 20-21 est un inquiétant mollusque mauve affaissé sur ses bases.
Les figures pittoresques abondent dans ce tome : le plantureux Oggie, Noir corpulent aux cheveux rouges et en maillot de bain une pièce (planche 2) ; le petit Noir « P’tit’ Caille », qui introduit dans le récit la juvénilité espiègle d’un gosse débrouillard adapté à la survie en milieu dangereux (planche 4). Les nudités offertes (les strings modestes le disputant aux culs nus sous un maigre tissu) suscitent le sentiment d’un monde où tout est permis, et où l’érotisme court à fleur de peau (planche 7 ; 25). L’étrange Tohossou, au crâne conique (planche 10), défie les canons de la beauté féminine. Le volumineux homosexuel métis décoloré, à moitié comique, joue du côté des vilains en raison de ses vices innombrables (planches 27 ; 45).
Le génie d’Adamov éclate évidemment dans la mise en images. Le choix original d’une mégapole de civilisation visiblement africaine (on parle d’Addis-Abeba dans le récit – planche 35) entraîne pour Adamov un travail de reconstitution artistique au moins aussi réussi que celui auquel il s’est livré dans « L’Impératrice Rouge ». Dès la première vignette, une idole animiste se juche sur des décombres, tandis que beaucoup de personnages sont noirs, avec des corpulences diverses, et c’est le blanc Dayak qui fait tache dans ce contexte. Les costumes, parures et peintures corporelles usent de ces bariolages aux tons vifs qui viennent de l’Afrique, jusqu’à l’outrance baroque dans laquelle Adamov s’est déjà taillé un Empire apprécié de tous. Les décors africains sont également bien exploités : savane, éléphant (planches 11 à 13), le singe Mao (planche 3) ; les architectures d’inspiration éthiopiennes-sahéliennes, en brique crue hérissée de montants qui les transforment partiellement en hérisson (planches 7, 8). Le syncrétisme religieux commode, mâtiné de transes guidées, renvoie encore au Vaudou (planches 10 et 11), et aux orishas (qui existent vraiment dans la pensée traditionnelle africaine Yoruba (planche 14)).
Adamov sait susciter l’inquiétude par le rendu des formes architecturales parfois anthropomorphiques : utilisations de masques africains aux yeux quasiment clos, y compris dans cette flèche de la planche 8, qui surplombe d’étranges bustes formant coupole. Formes animales ou anthropomorphiques d’objets, de robots (planches 16-17 ; 21 ; 24 ; 38 ; 42) rappellent un peu le travail de Jacobs dans « L’Énigme de l’Atlantide ». Cette ambiguïté, propre à l’émergence de paréidolies, recourt explicitement à la magie et aux métamorphoses en temps utile (planches 19, 29).
Une fort belle réussite, même si on souhaiterait un peu plus de clarté dans l’exposition initiale.