Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/07/the-ghost-in-the-shell-de-shirow-masamune.html


SHIROW Masamune, The Ghost in the Shell, [攻殻機動隊, Kôkaku kidôtai], Perfect Edition, traduction depuis le japonais [par] Anne-Sophie Thévenon, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [1989-1991] 2017, 344 p.


À CÔTÉ


Je dois avoir un souci : je n’ai jamais compris le culte autour du Ghost in the Shell d’Oshii Mamoru, adaptation animée du manga éponyme de Shirow Masamune qui va nous intéresser (enfin, faut voir…) aujourd’hui. Mais il est vrai que je l’ai vu une fois seulement, il y a bien longtemps de cela…


Comparaison n’est pas raison, mais, à l’époque (le dessin animé est sorti en 1995, mais je ne crois pas l’avoir vu avant l’an 2000), il me semble qu’il était plus ou moins inévitable d’envisager l’anime d’Oshii au prisme d’un prédécesseur plus que notable, l’Akira d’Otomo Katsuhiro, adaptant pour l’écran son propre manga légendaire. Or, si je n’ai lu intégralement et dans de bonnes conditions la BD originelle que tout récemment, j’ai vu et revu le dessin animé d’Otomo des dizaines de fois ces vingt dernières années. C’est un immense chef-d’œuvre – une baffe colossale en son temps, dont je ne me suis toujours pas remis, chaque revisionnage étant en fait une nouvelle occasion de me reprendre ladite baffe colossale. Alors, devant les éloges adressés à Ghost in the Shell, je m’attendais à quelque chose de différent, sans doute, parent cependant, et au moins aussi fort, voire, laissaient entendre certains, encore meilleur...


Ma déception n’en a été que plus douloureuse. Je suppose que, techniquement, c’était assez irréprochable, oui… Mais les personnages, l’histoire, le fond ? Tout ça m’avait laissé passablement froid. Ou peut-être pas tout à fait… Je crois qu’il y avait aussi une part d’agacement – et que le visionnage d’autres films d’Oshii, Avalon en tout cas, a pu susciter également : l’impression que le réalisateur, très content de lui, prenait la pose en usant délibérément d’une narration hermétique et d’effets de réalisation certes « très jolis » mais avant tout tape-à-l’œil. Cocktail dangereux – car l’association de ces deux traits évoque parfois la pure façade prétendant à la profondeur quand il n’y a finalement que du creux derrière ; et avec Oshii j’ai vraiment eu cette impression à plusieurs reprises…


Bon. Il faudrait sans doute que je retente l’expérience – en la complétant aussi par Innocence, j’imagine, voire Stand Alone Complex… Avec un peu de chance, je comprendrais enfin pourquoi « GITS » est si super top que ça…


AVANT L’ANIMATION


Toutefois, si l’anime a phagocyté la licence Ghost in the Shell, devenant une œuvre culte en tant que telle, et largement indépendante, par elle-même, disons, avec sa propre « mythologie », il y avait bien à l’origine, là encore, un manga, dû cette fois à Shirow Masamune.


Un nom qui ne m’était pas totalement inconnu à la base – car, dans mes souvenirs de l’époque bien lointaine où Glénat commençait à publier des mangas en France, avec des choses aussi cruciales qu’Akira d’Otomo Katsuhiro, d’abord et avant tout, ou un peu après Gunnm de Kishiro Yukito, un autre titre SF avait la faveur du public français découvrant la chose, et c’était Appleseed, dudit Shirow Masamune. Sauf que cette BD ne m’avait quant à elle vraiment pas laissé une impression favorable… Je n’en retenais, pour l’essentiel, que des héroïnes à gros nichons (ce qui me navrait alors même que l’adolescence m’infligeait ses fantasmes les plus moites et inavouables) et des méchas qui se frittaient, bim, bam, boum, dans des « récits » cyberlourds et souvent confus alors même qu’il ne s’y passait guère plus que du bim, bam, boum. Pareil souvenir ne signifie pas forcément grand-chose, je me suis pris une vingtaine d’années dans la gueule depuis, et mon point de vue a amplement eu le temps d’évoluer, mais cette réminiscence n’était tout de même pas très engageante – et je n’avais certainement pas l’impression d’une BD « intelligente », comme on dirait un peu plus tard de Ghost in the Shell, l’anime s’entend, qu’il s’agissait d’un film « intelligent ».


Car voilà : aux sources du film plébiscité d’Oshii Mamoru, il y avait bien un manga de ce Shirow Masamune, prépublié en 1989-1990 puis rassemblé en volume au Japon en 1991. Et The Ghost in the Shell avait également eu droit à une traduction française, en 1996 (après la sortie du film, donc), mais sur le mode « bâtard » assez typique alors de l’éditeur, empruntant à l’édition américaine de la BD, et sous la forme d’un grand format cartonné, avec sens de lecture occidental.


La récente sortie de l’adaptation (américaine) « live » de Ghost in the Shell (qui a fait jaser, mais n’étant pas fan de l’anime, et n’ayant pas vu le nouveau film, je ne peux certes pas prendre part au « débat ») a tout naturellement fourni un bon prétexte à Glénat pour republier « le manga culte » dans une édition plus respectueuse – entreprise qui a visiblement sa faveur en ce moment, puisque sont aussi ressortis dans ces conditions Akira et Gunnm (plus exactement, c’est en cours). Et comme Ghost in the Shell, en manga comme en anime, c’est un peu l’œuvre de tous les superlatifs, on parle ici en toute simplicité de « Perfect Edition ».


PERFECT PERFECTION ?


Le manga de Shirow Masamune se décline en trois tomes, en fait trois BD différentes mais complémentaires, respectivement intitulés The Ghost in the Shell, la BD originelle, compilée en 1991, Ghost in the Shell 2 : Man-Machine Interface, et Ghost in the Shell 1.5 : Human Error Processor – ces deux derniers volumes rassemblant des éléments publiés entre 1991 et 1997. La réédition des trois tomes est au programme de Glénat, mais je m’en tiendrai ici au premier, à « GITS à proprement parler »… et à vrai dire, vu ce que j’en ai pensé, il est peu probable que je m’inflige les deux autres et en traite un jour sur ce blog.


Il s’agit donc d’une « Perfect Edition », ce qui va plus loin que le simple respect du format original (en y incluant le nombre de volumes : nous avons ici un unique tome, il y en avait deux dans l’ancienne édition française) et du sens de lecture japonais (merci), ou encore le sous-titrage d’onomatopées autrement laissées telles quelles en katakana – même si ces divers aspects sont bien sûr fondamentaux.


Cela va aussi plus loin, a priori, qu’une nouvelle traduction… hélas guère convaincante ? En fait, je n’en sais rien – je ne sais pas ce que ça donnait avant, en 1996, et je suis incapable en l’état de dire si la mocheté consternante du texte, flagrante, et son caractère ésotérique sans pertinence, doivent être imputés à une traduction déficiente, ou à des défauts inhérents à l’œuvre originelle ; mais je penche pour cette dernière possibilité, et concède à la traductrice qu’il n’est guère aisé, et éventuellement pas dans les attributs du traducteur, de rendre beau et fluide ce qui ne l’est pas à la base et de rendre compréhensibles aux autres des choses que l’on ne comprend pas soi-même, pour la bonne et simple raison qu’elles sont de toute façon incompréhensibles de manière générale dans le bouquin initial…


Aheum. J’y reviendrai.


« Perfect Edition », donc : cela signifie semble-t-il que cette édition a été conçue avec la collaboration active du mangaka – d’où certains choix éditoriaux. Ainsi de cette jaquette, devenue courante dans l’édition francophone de manga, mais qui a ici pour originalité de reprendre exactement celle de la BD japonaise, tout particulièrement dans ses rabats, comprenant avertissement et postface de l’auteur – et qui ont donc été laissés ici en japonais. La traduction nous est certes fournie, mais en toute fin de volume (ce qui n’est pas sans poser problème, si ça se trouve, j’y reviens bientôt). Noter aussi que ces divers paratextes de l’auteur datent de l’édition en volume originelle de 1991 – pas de retour sur l’œuvre post-adaptation par Oshii, etc., donc.


Mais d’autres aspects sont peut-être plus problématiques ? Un, notamment – une caractéristique marquée de la série, ou même semble-t-il plus largement du mangaka : l’emploi de très nombreuses notes « de bas de page », expression pas très bienvenue car ces pavés de texte se trouvent en fait… partout, dans tous les « caniveaux ». Ces « notes de bas de case », disons, c’est semble-t-il une chose à laquelle Shirow Masamune tient particulièrement, mais qui ne facilite guère la lecture de la BD, qui en retire quelque chose de lourd et oppressant… Dans son « avertissement » (qui, euh, du coup, n’apparaît en français qu’à la toute dernière page de la BD, c’est ballot...), l’auteur déconseille de lire ces notes au fil de la découverte du manga, car cela affecterait forcément le rythme de la narration. Putain, c’est peu dire… Mais quoi ? Relire la BD pour prendre en compte les notes que j’ai fini par laisser tomber – pour des raisons que je détaillerai plus tard ? Et puis quoi, encore ! J’en ai déjà assez chié avec la première lecture… Ajoutons cependant que cette « Perfect Edition » se montre plus ou moins indécise dans la gestion de ces notes – en conservant parfois le texte japonais minuscule, mais en le sabrant le plus souvent, et en employant par ailleurs en français une police pas le moins du monde typée BD, qui contraste avec le reste de la planche ; je ne dis pas que c’est malvenu, mais, pour le coup, l’effet est assez différent de celui produit par la version originale japonaise.


Une dimension appréciable, par ailleurs, de cette « Perfect Edition », concerne la part assez notable de planches en couleurs – bien plus que dans tout autre manga (non colorisé à la truelle comme Akira en son temps) que j’ai pu lire. Or c’est du beau boulot, qui s’accorde bien au dessin noir et blanc global – pas un gadget, mais un apport notable car traité avec le plus grand sérieux. Rien à redire.


Et reste LE SUJET qui a excité bien des fans, à en juger par les réactions colériques endémiques çà et là sur le ouèbe : deux planches ont été virées par rapport aux précédentes éditions, semble-t-il une séquence d’orgie lesbienne parfaitement gratuite et sans la moindre utilité narrative. Scandale ! Censure ! Absolument pas Perfect ! Sauf qu'il semblerait bien que cette décision a été prise, non par l’éditeur français, mais par Shirow lui-même – comme un désaveu un peu tardif (mais pas moins légitime) de cette gratuité façon fan-service sordide, inutile et malvenue. Que les intransigeants se rassurent : il reste pourtant bien assez de filles dénudées à gros nichons dans la BD.


Bon, lançons-nous, et voyons un peu de quoi tout ça peut bien parl...


HEIN ? QUOI ? PARDON ?


Parce que là : putain de problème.


C’est peu ou prou incompréhensible. Même quand on fait abstraction des « notes de bas de case » envahissantes (et inutiles dans 99 % des cas). Mais l’hermétisme de la narration n’a pour autant rien à voir avec celui de l’anime : si Oshii Mamoru pouvait perdre son spectateur, pour autant que je m’en souvienne, en n’en disant guère, Shirow Masamune, lui, en disait parfois beaucoup trop, et sans vraie pertinence.


Ceci, et presque paradoxalement, d’autant plus que les premières pages nous plongent sans préavis dans une sorte d’actionner bourrin au possible, avec des fusillades et des explosions dans tous les sens. Or il y a assurément de quoi se paumer dans cette BD, et surtout dans ces premières pages toutes de bruit et de fureur, où il est peu ou prou impossible de saisir les personnages et leurs motivations, ou une trame quelle qu’elle soit : bim, bam, boum, nichons, boum, jargon pseudo-scientifique, notes de pseudo-science-et-pseudo-philo-mes-couilles, bim, jargon mi-SF, mi-espionnage qui ne veut absolument rien dire, considérations techniques abstruses pour fanas des flingues, bam, et soudains accès de caricature qui tombent comme autant de cheveux sur la proverbiale soupe.


Et je n’y ai absolument rien compris. Shirow fait beaucoup d’efforts pour nous assurer qu’il y a quelque chose à comprendre – voire, attention bonhomme, quelque chose d’intelligent, de fin, si ça se trouve…


Mais, bordel, ce type est tout bonnement incapable de raconter une histoire – est-on porté à croire à ce stade, du moins, si la généralisation est sans doute un peu abusive. Les bonnes âmes prétendront peut-être qu’il « expérimente », mais permettez-moi d’en douter… Et ces planches ultra-chargées n’arrangent certes rien à l’affaire – et ce alors même que la mise en page s’avère globalement assez sage, voire très sage (« notes de bas de case » exceptées ; mais elles sont alors particulièrement envahissantes, et déjà parfaitement inutiles à tous points de vue),


Je ne crois pas avoir jamais autant ramé sur les cinquante premières pages d’une BD. Chaque case me confirmait un peu plus que l’ensemble était incompréhensible, illisible, et, last but not least, horriblement chiant. Et probablement assez concon, loin de l’image sophistiquée de l’anime d’Oshii Mamoru – lequel, pour le coup, et même si je n’en ai pas des souvenirs très précis, s’est à l’évidence livré à un vrai travail d’adaptation, pour le moins : à bien des égards, Ghost in the Shell le film d’animation et Ghost in the Shell la BD, bien loin d’êtres des « parents », sont mutuellement, bien au-delà de la singularité de chaque support, des antithèses ; la mélancolie vaguement snob de l’un étant l’exacte opposée de l’humour potache et gamin lourdingue de l’autre (car ce seinen est finalement très ado) – nulle scène contemplative ici, ou d’introspection, juste des explosions, des poses érotico-vulgaires et gratuites et des punchlines navrantes. Boum.


Du coup, soyons francs : j’ai failli abandonner ma lecture. Et c’est quand même pas tous les jours, en bande dessinée… Certes, il y a finalement assez peu, j’avais peiné sur le minable premier tome de Les Vacances de Jésus et Bouddha, de Nakamura Hikaru. Mais, bon, j’avais persévéré : j’ai bien fini par conclure à la nullité de ce volume, et j’ai pesté pour mes quelques euros bien mal investis… Mais The Ghost in the Shell, à cet égard, c’était bien plus agaçant – j’ai eu l’impression d’avoir été escroqué, en fait. Mais attention : pas tant parce que ce n’était pas dans le ton du film, ce qui serait revenu à critiquer l’œuvre parce qu’elle ne correspondait pas ce que je supposais et éventuellement souhaitais, réflexe toujours malvenu, mais parce que, même dans son registre de BD d’action, je trouvais ça horriblement mal fait.


Bon, j’ai persévéré là aussi… Globalement, passé les cinquante ou disons les cent premières pages (sur 350), la BD a commencé à m’apparaître moins illisible, moins incompréhensible, et, bon, j’ai tenu jusqu’à la fin… Mais le bilan demeure très négatif – et ça m’a vacciné pour la suite. Parce que, prestigieux anime ultérieur ou pas, le fait demeure que la BD originelle est mal foutue à tous points de vue, avec des personnages sans âme (c’est bien le propos…) et des récits affligeants de vacuité en dépit des circonvolutions absconses d’une narration qui se croit peut-être futée mais n’est en définitive que maladroite et terne.


En dépit de sa coloration cyberpunk aguicheuse et de son paratexte pointu, et du fait de cette narration systématiquement déficiente, The Ghost in the Shell s’avère finalement être un énième manga d’action, et, c’est là le principal problème, vraiment pas des plus convaincants.


C’est au mieux médiocre.


Vraiment au mieux.


LE MAJOR KUSANAGI ET SES AMIS


Bon… Essayons quand même de voir ce qui se passe dans tout ça…


La quasi-totalité des héros de la BD sont affectés à la « Section 9 », une sorte de brigade policière d’élite louchant (ou même un peu plus que cela) sur l’espionnage et la barbouzerie, dans un Japon futuriste mais pas si éloigné, vers 2030 (je reviendrai sur le cadre par la suite). Elle a pour champ de compétence la criminalité technologique de pointe, disons. Le patron de la Section 9 est un certain Aramaki, une sorte d’hyper-espion faussement bureaucrate, nabot très sec et d’une discipline carrément militaire ; son faciès simiesque (bien vu, pour le coup) le rend immédiatement reconnaissable (un atout de la BD, bien plus globalement, mais pas sans corollaires, et j'y reviendrai) – ça n’en fait pas forcément un personnage très intéressant pour autant, dans la mesure où il est une collection ambulante de clichés du patron d'agence d’espionnage… Mais admettons.


Les véritables héros de la BD sont cependant les agents sous ses ordres – et, s’ils ont été repris dans l’anime d’Oshii Mamoru, ils n’ont pas toujours grand-chose à voir avec ces déclinaisons plus tardives.


Le film est clairement focalisé, pour autant que je me souvienne, sur le personnage de Kusanagi Motoko, qui se fait appeler, sans forcément avoir de vraies raisons protocolaires, le Major Kusanagi. La cyborg au corps féminin est sans doute aussi la principale héroïne de la BD, d’où les honneurs de la couverture et une place non négligeable dans les épisodes, mais elle n’est finalement pas si mise en avant que cela. Certes, elle joue le rôle d’officier de terrain dans les opérations de la Section 9, et dispose peut-être (très éventuellement) d’un surplus de charisme inaccessible à ses sous-fifres (sans doute localisé dans son improbable chevelure, à faire s’évanouir Dick Rivers). Mais je crois que les ressemblances s’arrêtent là. Ceci étant, mes souvenirs du film d’Oshii Mamoru étant pour le moins flous, je me trompe peut-être totalement… Mais disons que j’avais le souvenir d’un personnage assez froid et mélancolique, si très efficace dans sa partie. La BD ne donne pas vraiment cette image : Kusanagi y est expansive et blagueuse, colérique et indisciplinée mais à la manière d’un cliché sur pattes, et certes pas portée sur l’introspection ou la contemplation. En fait, elle n’est qu’une cyber-héroïne comme une autre – sans la moindre personnalité, et c’est bien le souci : à tout prendre, elle n’est que l’association de deux ou trois codes du genre plus ou moins habilement dissimulés sous sa conséquente paire de seins.


Et il en va de même de tous les autres personnages récurrents – ainsi et surtout de Batou, qui est encore plus éloigné de son adaptation cinématographique que le Major Kusanagi : à l’origine du personnage froid et inquiétant d’Oshii se trouve en effet chez Shirow une brute bouffonne, un personnage clairement axé comédie, et totalement dénué de tout trait ne rentrant pas expressément dans ce registre : il tape et fait des blagues, et c'est tout. Il n’a rien d’une figure essentielle dans la BD... mais cette caractérisation à gros traits lui confère pourtant plus de personnalité qu’à ses associés encore moins bien lotis, Togusa l’éternel bizuth gaffeur, ou, pire encore, Ishikawa, qu’on pourrait fonctionnellement définir comme « le type, là, un peu geek, avec une barbe ».


LE MARIONNETTISTE (ET LE VIDE AUTOUR DE LUI)


Le film d’animation, sauf erreur, a une certaine unité, mais ce n’est pas le cas de la BD, qui est à proprement parler une série, même brève, présentant plusieurs histoires (que je ne me hasarderai pas à résumer, d’autant plus que je n’y ai donc pas compris grand-chose le plus souvent) ; toutefois, on y croise (vaguement) à plusieurs reprises un personnage qui fournit un semblant de liant jusqu’à une fin étonnamment précipitée et absolument pas satisfaisante, à tous points de vue, et c’est le Marionnettiste (sans surprise, c’est sur ce point qu’Oshii Mamoru a mis l’accent).


Bon, je dis SPOILER au cas où, mais ça m’étonnerait que je vous apprenne quoi que ce soit… Le Marionnettiste est d’abord présenté comme un antagoniste comme un autre – peut-être un peu plus malin que la moyenne, ou moins, en fait, parce que son arrogance pourrait bien lui coûter cher. Il est alors un hacker au-dessus du lot, qui fait mumuse en trafiquant aussi bien des corps cybernétiques, disons des « shells », que les « ghosts » (l’âme, ou l’esprit, disons – c’est sans doute un peu plus compliqué que cela, ou ça devrait l’être) qui s’y incrustent. Bien sûr, les deux termes du titre sont polysémiques, et cette description s’en tient au niveau le plus basique des deux notions, la BD ayant probablement pour objectif d'en dégager davantage.


Mais, en fait... Le Marionnettiste n’est pas un simple pirate, même particulièrement doué. Il est une sorte d’intelligence artificielle associée à un phénomène d’émergence, apparue spontanément dans le réseau, et dotée d’une conscience – de l’émergence, nous passons donc grosso merdo à la singularité. Et, pour le coup, le Marionnettiste ne s’avère pas un vulgaire antagoniste, mais « quelqu’un » qui a pour but, bien loin de s’opposer au Major Kusanagi, de s’unir à elle, de fusionner avec sa personnalité de femme et de cyborg. Hélas pour la pire des raisons (« Ie destin », sans déconner ?!).


Même en 1989-1991, ce personnage n’avait pas forcément grand-chose de bien original – en fait, il est d’emblée lié au mouvement cyberpunk littéraire, et on pourrait renvoyer au Câblé + de Walter Jon Williams ou, bien sûr, au Neuromancien de William Gibson – tandis que la thématique cyborg parallèle, avec les ghosts vagabonds et les cerveaux cybernétiques, louchant sur le transhumanisme, évoque éventuellement des choses telles que Schismatrice de Bruce Sterling. Mais je reviendrai immédiatement après sur l’inscription de la BD dans le registre cyberpunk.


Pour l’heure, ce qui me frappe, c’est le vide autour du Marionnettiste. Car il est le seul « antagoniste » à avoir un minimum de présence, paradoxalement – et vraiment un minimum, pour le coup… En fait, en tant que tel, il n’est absolument pas intéressant. Mais autour de lui ? Des espions cyniques, des politiciens corrompus (surtout eux, en fait), quelques communistes russes pour le principe, et quantité de sbires-larbins jetables. Le vide…


Ce qui n’est peut-être que justice : en face, en mettant à part Aramaki, il n’y a donc guère que la bien terne Kusanagi. La fusion des deux personnages ternes coule alors de source – mais, sur le plan narratif, ils n’en ressortent pas grandis, peut-être parce que leur environnement est tellement inexistant que nous n’avons pas de critère de référence.


CYBERVULGATE ET SPÉCULATION MOLLE


En 1989-1991, je suppose que l’on en était encore au pic de créativité du mouvement cyberpunk ; à titre d’exemple, Neuromancien, de William Gibson, n’était paru qu’en 1984, et Câblé, de Walter Jon Williams, en 1986, année également de la parution de l’anthologie manifeste Mozart en verres miroirs, concoctée par Bruce Sterling (dont le roman Schismatrice datait de 1985, mais ce n’est sans doute pas tout à fait l’image que l’on a généralement du cyberpunk). Et, d’une manière ou d’une autre, ce sous-genre de la SF avait alors quelque chose d’inédit (même en empruntant le cas échéant à des précurseurs notables, tels Dick, Brunner, etc.) et de terriblement enthousiasmant, dans une culture populaire hors-littérature qui commençait tout juste à s’en accaparer les codes. Le genre serait (éventuellement) ringardisé plus tard, mais il avait encore le temps de produire des choses très appréciable – incluant Snow Crash, de Neal Stephenson, ou la « trilogie du Pont » de William Gibson, œuvres postérieures, et parfois largement, au manga de Shirow Masamune.


À cet égard, The Ghost in the Shell est sans doute davantage qu’une BD de son temps, en adaptant la matière cyberpunk en manga – je suppose qu’elle avait bel et bien de l’avance sur le tout-venant. Le fait est que la BD manipule, hélas maladroitement, des notions enrichissantes dans leur complexité, allant au-delà de la pure quincaillerie cyberpunk pour toucher à quelque chose de plus essentiel au registre – dans la définition de l’humain comme dans le questionnement des possibles phénomènes d’émergence associés à la prolifération d’un réseau informatique mondial anticipant clairement, pour le coup, sur l’évolution rapide et la démocratisation accélérée d’Internet ; plutôt un bon et même un très bon point, donc. La BD ose même quelques aperçus de la dimension économique et sociale centrale dans le cyberpunk littéraire, mais souvent négligée dans les variations avant tout esthétiques du sous-genre, hackers en ersatz de Robin des Bois et guerre des gangs à l’ombre des tours de verre des mégacorpos. Le manga n’a, de manière générale, rien de révolutionnaire, eu égard à l’histoire de la SF, mais j’imagine qu’il a pu contribuer à « démocratiser » des thèmes déjà entrevus ailleurs, peu auparavant – j’imagine aussi que le film d’Oshii Mamoru, plus tard, y a également contribué, et peut-être avec davantage d’impact... alors même que ces thèmes, en 1995, commençaient peut-être justement à avoir quelque chose d’un peu convenu, et l’esthétique cyberpunk à sentir un peu le sapin.


Pour l’heure, rien à reprocher (à cet égard...) à The Ghost in the Shell. Bien au contraire, même. Hélas, la BD de Shirow Masamune est loin de se montrer toujours aussi pertinente, et la quincaillerie cyberpunk y a également sa part, et bien vite soûlante, dans un récit de techno-thriller, ou plutôt une succession de récits dans ce registre, où courses-poursuites, fusillades et explosions ne laissent guère de place à la réflexion d’ensemble. Et rien que de très banal ici, simili-techno-porn pour fanas des flingues, et autres dérivés de méchas sans âme (I.A. ou pas), qui pour le coup datent peut-être un peu ? Difficile, devant les Fuchikoma ou « Think Tanks » (ouch…), de ne pas penser aux véhicules blindés et semi-autonomes du Colonel dans Akira, à titre d’exemple.


Corollaire de cette quincaillerie moins convaincante : graphiquement, l’univers décrit manque un peu de chair et de personnalité. Non que le dessin soit mauvais – je le crois plutôt bon –, mais on oscille entre de la SF basique, lourde de codes, et l’idée d’un futur tellement proche qu’il n’implique pas tant de bouleversements visuels que cela ; ce qui peut se tenir, je ne dis pas le contraire.


Mais cela nous amène peut-être à constater que l’extrapolation de ce futur proche est plus ou moins satisfaisante. Et plutôt moins que plus, disons même décevante, eu égard à l’intégration dans la trame de fond des meilleurs thématiques d’un cyberpunk alors bien vivace, comme vu à l’instant. En fait, sur le plan spéculatif, dans les dimensions politique et culturelle, la BD se montre assez timide, frileuse – molle, d’une certaine manière. Banale, en tout cas.


Ce qu’illustre peut-être cette chose étonnante : nous découvrons dans cette BD un futur où l’Union soviétique est encore une réalité – alors que le mur de Berlin était tombé l’année du premier épisode, l’Union s’effondrant elle-même l’année de la publication en volume… Bon, en même temps, pourquoi pas ; je dirais même que ça n’est pas sans charme, au fond – d’autant plus, peut-être, que la série met tout naturellement l’accent sur la thématique de l’espionnage, avec un côté cyber-James Bond...


Un dernier point, quand même : sauf erreur, quand le film avec Scarlett Johansson dans le rôle du Major Kusanagi est devenu une réalité et a été diffusé, je crois me souvenir que certains fans se sont plaints de ce qu’il s’agissait d’un énième cas de « whitewashing », tandis que d’autres leur rétorquaient que, nom du personnage mis à part, et en prenant en considération le fait que le Major, en tant que cyborg « presque entièrement cybernétisé », a de toute façon un corps essentiellement artificiel, au-delà, l’univers décrit, à les en croire, n’avait rien de spécifiquement japonais. Peut-être est-ce le cas dans le film d’Oshii Mamoru, j’avoue ne plus me souvenir, mais la BD n’a rien d’ambigu à cet égard : tous les personnages centraux ont des noms japonais, et ils travaillent souvent pour le gouvernement japonais, de manière explicite, et les intrigues peuvent nous conduire nommément à Osaka ou dans les Territoires du Nord en plein contentieux frontalier avec les Russes – l’international est évoqué à l’occasion (on parle de la Syrie et d’Israël dans un épisode... pour le moins étrange), mais la Section 9 n’intervient en principe qu’en territoire nippon. Ceci dit, je ne le mentionne que dans l’idée de dissiper un vague doute à ce propos – quelques rares allusions mises à part, le cadre de la BD pourrait très bien ne pas être japonais, je suppose.


Sans doute, hélas, en raison du manque d’âme global dans cette BD, qui en fait un terrain de jeu bien terne pour des personnages plus ternes encore.


« 1. AUTHENTIQUE »


Pourtant, Shirow Masamune ne ménage pas ses efforts pour nous persuader de la cohérence et de la pertinence de son univers et de son « histoire » (aheum) ; le problème est cependant qu’il s’y prend peut-être de la pire des manières, avec ces très envahissantes « notes de bas de case » qui, 99 % du temps, sont des digressions à vol d’oiseau à partir d’éléments anecdotiques de telle ou telle case, qui s’en seraient très bien passé.


L’avertissement de l’auteur à ce propos est donc justifié dans la mesure où la lecture de ces nombreuses notes dans le déroulé de la narration lui est nuisible – mortellement ; mais en prenant en considération, bien sûr, que cette narration n’est de toute façon pas satisfaisante, même en dehors de ce problème très particulier…


Mais quel intérêt alors à ces notes ? Je veux dire : ailleurs que dans la constitution d’un dossier psy pour préconiser quelques calmants à l’auteur ? Elles sont plus illisibles encore que la BD déjà illisible qu’elles sont censées commenter et éventuellement expliquer...


Et elles ne renforcent certainement pas la cohérence de l’ensemble, car elles sont éminemment disparates. On y trouve de tout : de la spéculation scientifique de pointe, bibliographie incluse, comme de la pseudo-sagesse à dix balles ou du commentaire politique abscons, vaguement PMU des fois. Le plus sérieux y côtoie le plus frivole, et tout est placé exactement au même niveau. On passe du recul des armes à feu de tel modèle à une critique de la tactique adoptée par les personnages, admettons, c’est lié, à des dissertations condensées (et incompréhensibles) sur tel ou tel point de botanique ou de physique, mêlées encore de fulgurances éthiques qui laissent baba, mais probablement moins que ces moments pernicieux où la métaphysique dérivée de la science adopte des atours peu ou prou religieux, ou du moins mystiques. C’est du gloubi-boulga du début à la fin.


Ces notes sont au mieux inutiles, au pire nuisibles, à s’en tenir aux seuls intérêts de la narration. Et, prises indépendamment, elles sont au mieux incompréhensibles (au mieux, hein), au pire… eh bien, totalement à côté de la plaque.


La SF ne manque certes pas d’auteurs brillants associant dans leur réflexion science et technique de pointe d’une part et considérations psychologiques, sociologiques, politiques ou métaphysiques, d’autre part, et ce avec autrement d’habileté narrative et de pertinence intellectuelle. À la comparaison, The Ghost in the Shell, submergée par ces notes improbables, n’en donne que davantage l’impression de l’entreprise inaboutie d’un élève enthousiaste, peut-être même sérieux, mais finalement guère brillant car trop foutraque, et qui s’enfonce toujours un peu plus à chaque nouvelle note.


La BD n’y gagne pas, c’est clair ; ces annotations étaient peut-être censées asseoir la pertinence de l’ensemble, mais elles jouent presque toujours contre leur camp.


EXPLOSIONS GRAPHIQUES (ET GROS NICHONS)


Tout est-il alors à jeter, dans The Ghost in the Shell ? Eh bien, peut-être pas. Une fois n’est pas coutume, je crois que je sauverais le dessin. Sans être exceptionnel, il m’a fait l’effet d’être bon – assez dynamique, soigné le plus souvent, avec des personnages tous immédiatement reconnaissables (un atout plus qu'appréciable ; ce qui est dommage, c’est donc que leur caractérisation s’arrête là, de manière générale...).


Chose très étrange, pour une BD que je juge donc globalement illisible, le dessin est en fait parfaitement lisible. C’est loin d’être toujours le cas dans les mangas d’action – même parmi les meilleurs. Là, pour le coup, globalement, ça fonctionne. La mise en page assez sage (hors notes, encore une fois) y participe sans doute. Le problème est que le récit, lui, est confus, ce que le dessin ne saurait rattraper.



Mais il y a bien un point qui me chiffonne un peu en matière de graphisme – pas gravissime, je suppose, et peut-être ai-je tort de m’y arrêter, d’aucuns diraient peut-être que « SJW blah blah blah », mais je trouve tout de même un peu regrettable que le principal élément de caractérisation du Major Kusanagi (bon, coiffure exceptée…) soit sa poitrine plus que généreuse – ou en fait son corps, plus généralement, « mis en valeur » au travers de tenues improbables (dans le futur, tenez-vous le pour dit, toutes les femmes se promèneront dans la rue en maillots de bain) et de poses sans doute censément érotiques, mais plus vulgaires qu’autre chose – la conjonction de l’imaginaire fantasmatique d’un ado débordant de foutre avec l’élégance d’un poster de camionneur (mes excuses aux routiers, qui sont sympa, et ne méritent pas ça). Le point de non-retour est atteint avec les « infirmières-cybernéticiennes », aux fonctions assurément très techniques, mais qui sont systématiquement (dé)vêtues comme autant de bunnies échappées d’un numéro spécial de Playboy consacré aux fantasmes hospitaliers. Ado, ça m’aurait peut-être plu (…), mais je crois que, d’une manière ou d’une autre, et aussi improbable que cela puisse paraître, j’ai passé l’âge.


Et je trouve ça un peu navrant. La bronca sur l’orgie lesbienne « censurée » ne m’en paraît que davantage risible, du coup ; et les préventions de Shirow Masamune à ce propos, ben...


SANS MOI


Bon, ben, voilà.


Le manga culte s’avère illisible, l’œuvre profonde une bourrinade de plus. Shirow Masamune ne sait pas raconter une histoire, et ses personnages sont tous plus creux les uns que les autres. La vulgate cyberpunk aurait pu attirer ma sympathie, mais la confusion foutraque de l’ensemble m’en a éloigné. Et l'ensemble est d'un ennui mortel.


J’ai horriblement peiné sur les 50 ou 100 premières pages, et survécu par je ne sais quel miracle au reste, mais pas au point de souhaiter continuer l’expérience (douloureuse) avec les deux tomes suivants.


Au final, The Ghost in the Shell est donc une BD au mieux médiocre, sans doute bourrée de bonnes intentions, mais d’une exécution tristement déficiente.



Je suppose qu’il me faudra quand même revoir l’anime d’Oshii Mamoru. Le manga étant ce qu’il est, par contraste, il n’est pas impossible que j’en ressorte avec un avis nettement plus positif...

Nébal
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le 26 juil. 2017

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Nébal

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