« La vie n’est qu’une succession de Pères Noël qui n’existent pas » : voilà ce qu’on lit en bas de la page 19 du dernier tome (dernier au sens de « définitivement dernier ») des Cahiers d’Esther. Riad Sattouf est-il tombé dans la dépression ? Après tout, après l’Arabe du Futur, boucler cet autre best seller que sont les Cahiers d’Esther n’est pas anodin. Ou bien est-ce réellement Esther, la vraie, qui a plus ou moins échappé à la crise de l’adolescence, et qui, cette fois, vit cette angoisse devant l’âge adulte qui arrive, et qui dresse un bilan aussi triste de sa jeune vie ?
Il est évidemment intéressant de partir de la couverture de ce neuvième tome des Cahiers d’Esther, qui referme la saga en reprenant la même image que celle du premier, huit ans plus tôt : qu’est-ce qui a changé en 8 ans ? Esther, bien sûr, mais bien plus encore le monde autour d’elle : le smartphone, le besoin irrépressible de prendre des photos plutôt que de vivre l’instant, mais surtout la conscience de chacun d’être en représentation permanente, d’être observé pour être soit admiré, soit rejeté. Esther, malgré l’éducation « raisonnable » qu’elle a eu la chance de recevoir de la part de parents aimants, n’y échappe pas : comment pourrait-elle ? D’ailleurs, cette éducation, que l’on qualifiera de « de classe moyenne de gauche » n’empêche pas Antoine, le grand frère, de sombrer dans les idées d’extrême droite, de haïr les arabes (et encore plus quand sa petite amie le quitte pour se mettre en couple avec une arabe, justement !). Car, et on le sait bien tous, « le monde part en c… » chaque jour un peu plus. Et Esther déprime – comme lorsqu’elle réalise que ses collègues de terminale n’ont aucun intérêt envers ce qui se passe en Iran, ou plus simplement, que dans les chenils de la SPA, ce sont les animaux les plus forts qui sont adoptés, les plus faibles étant donc automatiquement condamnés à être « piqués ».
Bon, et c’est sans doute heureux dans la mesure où ce serait dommage de quitter Esther dans une humeur aussi noire, la seconde partie du livre est beaucoup moins sombre… même si elle n’en est pas moins profonde : le passage sur la Shoah, et l’invitation d’Esther aux plus jeunes à lire les témoignages de l’Holocauste pour ne pas oublier, pour ne pas que ça se reproduise, résonne fortement aujourd’hui ; la prise de conscience d’Esther de la brièveté de la vie leste les dernières pages d’un sens nouveau, surtout lorsqu’Esther découvre par hasard un secret sur les origines (nous ne spoilerons pas…)… Et tant d’autres choses très belles qui élèvent, dans un feu d’artifice d’émotions fortes, ce dernier tome au-dessus de tous les précédents. Bien sûr, on pourra regretter l’angle mort – le seul – de l’œuvre, la sexualité d’Esther, inexistante dans ces pages : mais on peut admettre que la jeune fille ne se soit pas confiée à un adulte, qui plus est ami de ses parents, sur ce sujet… sans même parler de l’embarras de voir des secrets intimes révélés dans les pages de la BD !
A ce propos, et ce sera notre dernière commentaire sur cette œuvre brillante, essentielle même, Esther et Riad mettent cette fois l’accent sur l’aspect « méta » de leur « livre commun » : ce dernier tome nous révèle quelques secrets, et sur Esther et sur le processus de création de la BD mis en place par Sattouf, et c’est bien sûr passionnant. Et ce sera peut-être la BD elle-même qui aura permis à Esther de rencontrer son premier grand amour. Mais sera-ce le cas ? Nous ne le saurons jamais, puisqu’Esther vivra ses 19 ans loin de nos regards… tant mieux pour elle, tant pis pour nous !
Et puis elle nous a bien prévenus : mieux vaut ne pas croire au Père Noël !
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/06/30/les-cahiers-desther-tome-9-histoires-de-mes-18-ans-la-verite-sur-le-pere-noel/