Il s'agit du dixième tome d'une série complète en 15 tomes. Il faut impérativement avoir commencé par le début de l'histoire, c'est-à-dire le premier tome. Ce manga est en noir & blanc, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. Cette édition se lit dans le sens japonais, de droite à gauche.
Manabu Ito et Musumu Nakoshi sont attablés dans un grand restaurant situé dans un étage supérieur d'un immeuble de grande hauteur. Ito est travesti en femme ; il a l'aperçu son visage dans le reflet de la surface du vin dans son verre. Il se prête au jeu en reproduisant des mimiques féminines observées sur une dame à la table d'à côté. Nakoshi aperçoit le parc dans l'obscurité en contrebas, où résident les SDF qu'il côtoie au quotidien.
Ito reste persuadé que la perception d'homoncule par Nakoshi n'est que la visualisation de projections névrotiques sur les personnes qui l'entourent, des hallucinations générées par un état psychologique relevant de la maladie. Il attaque Nakoshi sur ce sujet, le faisant douter. Néanmoins ce dernier n'est pas convaincu de l'interprétation d'Ito, en particulier du fait de la présence d'un guppy dans l'homoncule de son interlocuteur.
Après le repas, Ito passe la nuit dans la chambre d'hôtel, Nakoshi dort dans sa voiture. Le lendemain Ito rend visite à son père à l'hôpital, alors que Nakoshi effectue ses ablutions matinales à la fontaine du parc, puis va se promener au marché aux puces pour observer les homoncules des passants.
Comme pour les tomes précédents, la lecture de celui-ci est très rapide, entre 10 minutes et un quart d'heure. Pourtant si le lecteur prend un instant pour repenser à ce qu'il vient de lire, il est à nouveau surpris par la densité des informations qu'il a absorbées. Hidéo Yamamoto a atteint un niveau de maîtrise exceptionnel pour transcrire l'état d'esprit de ces personnages, à l'aide de leur propos, de leurs gestes et de leurs réactions, sans recourir à un flux de pensées intérieur, ou à des cellules de texte explicatives.
Fini les ombres chinoises minimalistes du précédent tome, Yamamoto revient à des dessins plus classiques, avec une mise en scène toujours aussi exceptionnelle. Le langage corporel des personnages est toujours aussi expressif, et de plus en plus révélateur. Par exemple lors de la conversation à table, Ito se gratte le nez, un geste des plus banals, à ceci près que le lecteur a bien en tête ses petites manies. Même s'il ne porte pas son anneau nasal dans cette scène, Ito accomplit un geste machinal révélateur de sa sensation de progresser dans sa compréhension de la personnalité de Nakoshi. Yamamoto a transformé un geste banal en un indicateur des mécanismes de pensées d'Ito, même quand il manque le bijou de nez. Dans le même registre, le simple coup d'œil que jette Nakoshi au parc en contrebas suffit à provoquer chez le lecteur le souvenir des scènes lues se déroulant dans ce parc dans les tomes précédents.
Tout aussi remarquable, il y a cette scène où Nakoshi est incapable de réprimer son besoin de sentir l'intérieur de sa chaussure en la portant à son nez. Yamamoto renouvelle l'exploit de montrer l'un des sens du personnage en action, jusqu'à la transmission du signal électrique d'un neurone à l'autre. Il apporte aussi une étrange précision sur ce qui semble être un trouble de la perception sensorielle de Nakoshi, qui souffre peut-être d'anosmie.
À plusieurs reprises, Hidéo Yamamoto fait preuve d'une inspiration visuelle épatante. Lors du repas, Nakoshi contemple son reflet dans la vitre, son visage est dépourvu de traits, mais les lumières de la ville en contrebas dessinent comme des yeux, un nez, une bouche sur ce visage lisse. Le thème de l'identité étant très prégnant, le lecteur associe cette paréidolie (reconnaître les traits d'un visage dans les lumières de la ville) au fait que Nakoshi ne sait plus s'il projette son ressenti sur les autres, ou si son comportement n'est plus qu'une forme de mimétisme, qu'il reproduit inconsciemment les comportements de ceux qu'il croise parce qu'il a perdu sa personnalité à force de la remodeler, avec pour objectif d'atteindre une réussite matérielle.
Au cours du repas, Ito se rend aux toilettes, et il n'a d'autre possibilité que de pénétrer dans celles des femmes (vu qu'il est travesti en femme). Il s'en suit un moment de perte de confiance en soi, parce qu'il y a déjà une autre femme en train de retoucher son maquillage devant la glace. À nouveau Yamamoto juxtapose des images permettant de suivre, et même de voir apparaître la succession d'idées dans l'esprit d'Ito : un rot irrépressible, suivi d'un mouvement de la pomme d'Adam, soit 2 réactions corporelles associées à la masculinité.
Après le repas, le lecteur assiste enfin à la révélation de la signification symbolique du guppy pour Ito. En surface, Yamamoto succombe à la tentation de révéler un moment clé de la vie du personnage, un moment où tout à basculé. Évidemment, dans le détail, l'auteur bannit cette approche simpliste de la vie. Il n'y a pas de moment clé où le destin bascule. Il se lance dans une séquence époustouflante de banalité et d'évidence, sans utiliser un seul mot pendant 24 pages. Il n'y a aucune difficulté de lecture : tous les liens de cause à effet d'une image à l'autre sont évidents. Yamamoto n'utilise pas que ce mode liaison (cause -> effet), il y a également des concomitances, ou des vues subjectives éclairantes, ou encore des reflets inattendus.
Au cours de cette séquence, la personnalité des 2 protagonistes, ainsi que leur situation (père et enfant) déterminent leurs actions, induisent les conséquences. Hidéo Yamamoto montre une scène qui s'inscrit dans l'histoire des personnages, qui découle de leur nature, de leur éducation, de l'environnement dans lequel ils ont grandi. L'intelligence pénétrante de cette scène se trouve renforcée par le l'association d'une sensation (ou d'une image, celle du guppy), avec une action transgressive de Manabu Ito. Elle n'est pas transgressive par rapport à une morale judéo-chrétienne, elle est transgressive par rapport au système de valeurs de son père. Le jeune Manabu (5 ou 6 ans) ne cherche pas à provoquer sciemment son père, il ne fait que ce qui lui vient naturellement, sans calcul, comme un enfant. L'objet de cette scène n'est donc pas de révéler un traumatisme ponctuel, mais de montrer comment un objet (ici un poisson dans un bocal) peut devenir le symbole d'un souvenir refoulé.
Hidéo Yamamoto continue d'utiliser les phrases, tout en retenue. Ses personnages ne sont pas particulièrement bavards, même quand le dialogue s'étire sur plusieurs pages (par exemple pendant la séquence du dîner). Il a conservé sa capacité à détourner le sens d'une phrase en la plaçant dans un contexte sortant de l'ordinaire, ou à faire prononcer des phrases ridicules en les rendant tout à fait acceptables. Dans ce tome, la meilleure est certainement : "Tu as un guppy dans ton homoncule". Pas facile à replacer.
De son côté, Musumu Nakoshi est de retour dans sa voiture, pour y passer la nuit en position fœtale. Là encore, le lecteur peut apprécier la grande rigueur narrative de Yamamoto. Les protagonistes ne bénéficient pas de deus ex machina allégeant leur condition ou les tirant d'affaire. L'auteur n'oublie pas le point de départ de son récit, et la situation de ses personnages. Le lecteur se surprend à apprécier de retrouver le train-train quotidien de Nakoshi. Il y a quelque chose de rassurant et même de réconfortant à le voir aller se laver les dents à la fontaine du parc, en saluant les SDF déjà levés. D'un côté, cela fait sens d'un point de vue narratif ; de l'autre cette routine permet de supporter la situation marginale de Nakoshi. Finalement, ce n'est pas si grave, il continue à vivre normalement, sans souci. Malgré son statut en bas de l'échelle sociale, sa vie n'a rien de désespérée ou même de dramatique. Elle est devenue familière au lecteur, avec les points de repère que sont les ablutions, l'échange de bonjour, etc. C'est à la fois une illustration convaincante de la capacité d'adaptation de l'individu, une preuve effarante de la facilité avec laquelle il est possible de devenir insensible à la souffrance d'autrui (après tout c'est normal qu'il vive comme ça), une image terrifiante de nos sociétés implacables où le non-productif est traité comme un déchet.
Pendant 15 minutes, le lecteur aura vécu aux côtés de Manabu Ito et Musumu Nakoshi, aura éprouvé les mêmes sensations qu'eux, aura dirigé son regard comme eux. Une fois le tome refermé, ces images et ces sensations continuent de s'insinuer dans ses pensées, l'interrogeant sur sa propre position sociale, sur la nature de son quotidien, sur sa capacité à appréhender le réel (ou plutôt à conceptualiser à quel point il n'en perçoit qu'une minuscule surface), sur son essence, sur qui est l'autre (juste une représentation mentale très incomplète dans laquelle je ne fais que projeter mes propres expériences). Il en ressort également avec de nombreuses images montrant l'indicible et transcrivant des ressentis existentiels (cet inoubliable moment où Nakoshi observe son reflet dans une flaque d'eau).