Il s'agit du onzième tome d'une série complète en 15 tomes. Il faut impérativement avoir commencé par le début de l'histoire, c'est-à-dire le premier tome. Ce manga est en noir & blanc, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. Cette édition se lit dans le sens japonais, de droite à gauche.
Musumu Nakoshi poursuit ses déambulations dans le marché aux puces en contemplant les homoncules qu'il détecte. Il est interpellé par l'un des SDF du parc qui lui explique pourquoi il ne doit pas marcher en regardant ses pieds. Il s'arrête devant un étal de chaussures d'occasion, ce qui provoque en lui le souvenir de l'endroit où il a conservé une photographie de lui avant l'opération de chirurgie esthétique.
Par la suite, Manabu Ito vient toquer au carreau de sa voiture et lui propose d'aller faire un tour dans le parc. Il s'en suit une longue discussion au cours de laquelle Ito semble apaisé par l'assimilation de son souvenir sur le guppy, alors que Nakoshi lui fait la confidence qu'il a autrefois rencontré une jeune femme qui l'avait fait se sentir exister.
Le soir Nakoshi mange avec les autres SDF. À son réveil, il constate que sa capacité de voir les homoncules a disparu.
Le récit se recentre sur Musumu Nakoshi, sur son étrange situation et sur son dilemme existentiel. Il a donc quitté une vie matérielle confortable pour habiter dans sa voiture. L'auteur continue de sonder le mal-être de son personnage en l'enfermant dans une situation de plus en plus claustrophobique, du fait d'une introspection de plus en plus exclusive des autres.
Hidéo Yamamoto montre Nakoshi à la recherche d'une clé de compréhension. Il commence par chercher un homoncule qui serait le reflet exact de son être. Puis il cherche une photographie de son visage avant l'opération, espérant y trouver la trace de sa nature profonde, de l'essence de sa personnalité. Les questions fondamentales s'enchaînent, sans que les éléments de réponse satisfassent Nakoshi. Qu'est-ce que l'être humain ? Mais où donc est-ce que je vis ? Le siège de mes pensées (= ma personnalité) n'appartient-il pas plus à monde intérieur, qu'à une réalité partagée par les individus que je côtoie ?
Le premier à lui apporter une réponse est un SDF qui lui conseille de ne pas marche en regardant ses pieds. Il lui explique que ce comportement est un indicateur que l'individu souhaite ne plus être remarqué, qu'il souhaite être invisible aux autres. La question de l'identité psychologique, de ce qui définit un individu avait déjà été abordée sous la forme de la dichotomie entre la représentation qu'il peut avoir de lui-même, et celles que s'en font ceux avec qui il interagit. C'est comme s'il y avait autant de version de l'individu "Musumu Nakoshi" que de personnes qui le regardent, chacune en ayant une représentation mentale différente.
La deuxième personne à l'aider est Manabu Ito qui écoute Nakoshi. En verbalisant ses sentiments et ses idées, Nakoshi leur permet d'exister, et donne l'occasion à Ito de les réfuter ou de les amender. Nakoshi peut ainsi déceler les éléments qui dénotent avec la réalité, qui sont autant d'interprétations erronées, parce que trop irréconciliables avec ce que perçoit son intelrocuteur.
Cependant Nakoshi n'est pas plus avancé pour autant. Le lecteur le voit s'enfoncer de plus en plus dans ses questionnements sans fin et sans espoir. Les images sont de plus en plus prosaïques : déambulation, promenade, simple discussion, jusqu'à la disparition des homoncules. Le désespoir de Nakoshi va en augmentant au fur et à mesure, incapable de trouver un sens à sa vie, d'établir une relation émotionnelle gratifiante, ou même simplement positive avec autrui (à l'exception d'Ito). Son état émotionnel se dégrade encore quand il fait l'expérience de sa solitude parmi les SDF. Il estimait se trouver dans une position sociale et affective supérieure à la leur, du fait de tout ce qu'il a vécu. Cependant lorsqu'il essaie de leur expliquer que les distorsions du psychisme se matérialisent en des formes curieuses (= les homoncules), il se retrouve en but aux moqueries et à une incompréhension absolue. Quelle que soit la forme de société dans laquelle il évolue, cette société n'a pas besoin de lui pour exister. L'individu en tant qu'unité n'a pas d'importance pour la société qui est une entité sans investissement affectif dans l'un ou l'autre.
Yamamoto met son personnage dans une situation de double contrainte paralysante. Nakoshi souhaite à la fois être regardé pour pouvoir exister, et passer inaperçu pour ne pas avoir à assumer les exigences de la vie en société. Chaque fois que Nakoshi conceptualise une nouvelle façon de voir les choses, il aboutit à une impossibilité. Par exemple il répond à la question "Qu'est-ce que l'être humain ?", par "C'est une forme.". Or cette réponse induit pour lui qu'il sera toujours jugé sur les apparences, jamais pour ce qu'il est vraiment. De la même manière, il s'interroge sur l'endroit (physique ou psychique) où se déroule sa vie. Qu'est-ce qui constitue sa vie, les éléments concrets du quotidien, ses sensations, la façon dont il interprète les signaux captés par ses sens, ce qu'en perçoivent les individus qu'il côtoie ?
Le lecteur a l'impression de ressentir chacune des déceptions de Nakoshi alors qu'il constate que ses actions et ses réflexions l'ont amené dans une nouvelle impasse. Il perçoit les sensations de Nakoshi alors qu'il s'enfonce dans la dépression, faute de trouver comment vivre, de trouver un sens à sa vie. Cette noirceur se cristallise dans la réflexion que se fait ce personnage quand il découvre qu'il ne perçoit plus les homoncules : "je vais devoir retourner dans le mensonge".
Alors que ce tome ne comprend pas de scène sensationnelle ou provocatrice comme il pouvait y en avoir dans les précédents, la plongée dans le psychisme de Nakoshi se fait de plus en plus intime. Le lecteur continue d'en apprendre sur son histoire personnelle et de ressentir sa souffrance. Le lecteur sait que Nakoshi ne trouvera pas de réponse toute faite, que Yamamoto ne révèlera pas le sens de la vie dans son manga. Cela n'enlève rien à la l'honnêteté de la démarche de Nakoshi, et à la dimension vitale de ses interrogations.
Ce manga ne peut pas se réduire à une dissertation métaphysique car il continue de raconter une histoire, à la narration intrigante, sachant ménager le suspense et gardant un aspect très visuel. Hidéo Yamamoto raconte son histoire en se servant des nombreuses possibilités offertes par la bande dessinée. Il utilise à bon escient les effets spéciaux (sans en abuser) pour montrer les homoncules. Il profite de la liberté de placer son point de vue où bon lui semble (pas de contrainte technique d'implantation de caméra) pour assujettir ses angles de vue au sens qu'il souhaite donner à la scène (vue du dessus de la voiture de Nakoshi, vue subjective par les yeux de Nakoshi, plan fixe sur un immeuble pour un dessin pleine page, etc.).
Yamamoto peut utiliser la chute des feuilles comme bon lui semble pour que l'une d'entre elles virevolte et aille masquer un détail (le visage originel de Nakoshi). De séquence en séquence, le lecteur découvre le travail de metteur en scène de l'auteur qui utilise de nombreux outils visuels cinématographiques en les adaptant au support qu'est la feuille de papier. Dans une certaine mesure, ce tome renoue avec la dimension touristique du récit (au moins pour un occidental), au travers des déambulations dans le marché aux puces, dans le parc public, et dans la rue avoisinante celle où la voiture de Nakoshi est garée.
Ce onzième tome est aussi éprouvant que les plus intenses de la première moitié du récit, mais d'une autre manière. Pendant les 10 tomes précédents, le lecteur a appris à connaître Musumu Nakoshi, à s'investir dans sa quête de sens, et à respecter son courage de tout abandonner. Cet investissement émotionnel induit qu'il aimerait bien que la situation de Nakoshi aille en s'arrangeant, qu'à défaut de retrouver la joie de vivre, il trouve comment s'accommoder de la condition humaine.
La force narrative d'Hidéo Yamamoto réside dans sa capacité à montrer la détresse de son personnage, son incapacité à savoir comment vivre ou pour quelle raison vivre. Le dénuement psychologique de Musumu Nakoshi le place dans une position de faiblesse qui engendre la sympathie du lecteur. Yamamoto le montre se débattant avec les moyens dont il dispose pour trouver un sens à tout ça, se heurtant à chaque fois à des constats qui ne résolvent rien. Cette construction narrative finit par emporter le lecteur dans ces mêmes questionnements, ces mêmes constats, pour un ressenti très inconfortable et dérangeant. Le lecteur peut-il vraiment poursuivre sa lecture en regardant Musumu Nakoshi d'un air supérieur, parce qu'il sait comment vivre sa vie, ou bien ses certitudes sont-elles autant de mirages ?