Ce tome est le premier d'une trilogie qui forme une histoire complète indépendante de toute autre. Il a été réalisé par le scénariste Xavier Dorison, le dessinateur Thomas Allart, et la mise en couleurs faite par Jean-Jacques Chagnaud, Céline Bessoneau et Thomas Allart. Cette bande dessinée compte cinquante-quatre planches et sa première édition date de 2012.
Plus de 800 blessés et 40 morts dont 9 femmes et 3 enfants. Triste résultat des émeutes d'hier où se sont affrontés police et salariés licenciés de la banque Hayns. Crise financière toujours, ce matin une foule de petits porteurs ruinés a violemment attaqué la bourse de Francfort. Après les affrontements devant Wall Street et Kabuto Cho, le bilan des émeutes d'actionnaires s'élève à plus de 7.000 morts. Les bourses ont immédiatement réagi à ces mouvements de violence et ont toutes dévissé. L'Euronext a chuté de 12 points tandis que le Dow Jones atteignait son cours le plus bas depuis sa création. Toutes les valeurs accusent donc une nouvelle journée de baisse… Toutes à l'exception d'une seule : le HSE. le Human Stock Exchange. Rien ne semble pouvoir affecter les Red Eyes, ces yeux rouges, hommes et femmes qui ont accepté de se faire coter en bourse, et dont les yeux rougis indiquent les longues journées de travail, ou le temps passé à scruter leur cote ! Alors, la cotation humaine, miracle économique ou simple avantage conjoncturel ? Pour répondre à ces questions, le journaliste reçoit Simon Sax. Il lui pose la question : l'économie mondiale est au bord du gouffre, les capitaux du monde entier fuient les marchés financiers traditionnels pour investir sur le Human Stock Exchange où la foule de candidats à la cotation ne désemplit pas. Comment Sax explique-t-il ça ? le responsable de l'entreprise HSE répond sans ironie : l'homme est une valeur refuge, leurs résultats le prouvent.
Le lendemain, Félix Fox commence sa journée comme à son habitude. Il prend les transports en commun, bien pleins. Il arrive au péage urbain qui permet d'accéder au quartier abritant les bureaux où il travaille : les tarifs ont encore augmenté et plus c'est cher, plus il faut attendre. Il parvient enfin au siège social de Zelig, un fabriquant de voitures de luxe. Il se rue sur l'ascenseur qui est déjà plein. Facétieux, il tire sa collègue Krista Cains de la cabine et y prend sa place, à sa grande surprise. Il arrive dans la grande salle des vestiaires et se change pour revêtir son costume-cravate, comme tous les autres vendeurs hommes. Une collègue arrive avec ses deux enfants : son ex-mari ne pouvait pas les prendre aujourd'hui, mais il lui a racheté sa garde, une proposition qu'elle ne pouvait pas refuser sur le plan économique. Elle se change à son tour pour revêtir le tailleur de rigueur pour les femmes. le responsable du service des ventes les informe de l'objectif du jour. Jour de lancement ! Un grand bonheur pour eux… Une guerre perdue d'avance pour leurs concurrents. Les arcs ont gagné Azincourt, les chars 14-18, la bombe la seconde guerre mondiale… La nouvelle Zelig 500 va leur assurer la victoire absolue sur le segment des berlines haut de gamme.
Le point de départ s'inscrit clairement dans le registre de l'anticipation : un futur proche non précisé, une dégradation des conditions économiques et environnementales, un système capitaliste généralisé plus présent que jamais dans tous les domaines d'activité. Au cours de ce premier tome, les informations indiquent que la police a commencé à réaliser des opérations rémunérées pour le compte d'entreprises privées afin de financer leur fonctionnement. Pire encore ! La fin d'une époque, le dernier établissement hospitalier public vient de fermer ses portes. Souffrant déjà d'une faible rentabilité, les comptes ont été définitivement plombés par la perte du fonds de fonctionnement placé en bons du trésor chinois. Des détails viennent rappeler de temps à autre la réalité de la misère sociale : des individus peu amènes qui zonent, des quartiers avec des immeubles en piteux état. le dessinateur œuvre dans un registre descriptif et réaliste, avec un tait de contour très fin, très peu d'aplats de noir sauf pour les coiffures et les vestes de costume. Des dessins à l'apparence peu inventive qui effectuent bien leur tâche : montrer l'environnement quotidien des personnages, les différences d'un quartier d'un autre, ce qui permet au lecteur d'en déduire le niveau de vie afférent, de constater où les entreprises investissent, plutôt pour leur prestige que pour leurs salariés. Il peut ainsi constater de visu la différence d'urbanisme entre l'immeuble où habitent Félix Fox et sa compagne Rachel, et la zone résidentielle où logent Jonas Miller, frère de Rachel, coté 200 au HSE et son épouse.
Pour présenter les caractéristiques de cette anticipation, le scénariste se sert des informations, et des discussions entre les personnages. le premier dispositif permet d'exposer la situation globale, le second d'expliquer tout naturellement les principes du Human Stock Exchange puisque le personnage principal prend la décision d'y présenter sa candidature et qu'il fait figure de candide. La manière de dessiner les personnages fait parfois penser à celle de Piotr Kowalski, des traits encrés traits fins, une capacité à créer un visage différencié pour chaque personnage, sans éléments caricatural, des visages expressifs, des postures adultes. le lecteur peut bien voir la jeunesse de Félix Fox, et l'âge qui marque le visage de Simon Sax, mais aussi ses postures plus posées et plus assurées. Il sait montrer les différents prospects appelés par les vendeurs pour leur fourguer une berline Zellig 500, à chaque fois avec un environnement particulier qui donne des informations sur ces clients potentiels. Même s'il peut avoir des réserves sur les dessins en feuilletant ou au départ avec les premières pages, elles sont bien vite levées par la qualité de la narration visuelle, le naturel avec lequel les cases communiquent de nombreux éléments de l'histoire. Les environnements : la scène d'émeute devant la bourse, les transports en commun, les vestiaires de Zelig, les bureaux sans cloison avec les employés alignés en rangée sans aucune intimité, la zone résidentielle Baudelaire (Luxe, calme et volupté), l'appartement de Rachel & Félix, l'immense bureau dans une pièce monumentale de Simon Sax, le parking des employés avec les différents modèles de voiture, la salle de réunion des actionnaires disposée de manière à intimider la personne reçue, le nouvel appartement de Rachel & Félix beaucoup plus cossu. La mise en couleurs vient habiller chaque case en conservant, voire en améliorant sa lisibilité, et en apportant des indications de texture, le tout en restant dans un registre naturaliste.
Coter les individus en bourse en fonction de leur capacité à générer du chiffre d'affaires : ça n'existe pas déjà ? En progressant dans l'intrigue, le lecteur se rend compte qu'il s'agit d'une évidence. En fait, le scénariste ne s'est pas foulé : il ne fait que décrire le système capitaliste, la valeur de l'individu se mesure à ses aptitudes pour le commerce, la vente, à l'enrichissement de son entreprise, mais aussi à sa pérennité. Ah non, il semblerait qu'il reste encore des hôpitaux publics, que l'État ne se soit pas encore désengagé de toutes ses fonctions régaliennes : garantir la sécurité des citoyens, dire le droit, émettre de la monnaie, lever des impôts. Toutefois, ce que projette cette anticipation semble relever d'une réalité bien concrète : consacrer sa vie, ou au moins la majorité de sa vie, au travail pour produire de la richesse économique, avec le capital donné par l'éducation, ses parents. Ici, afin de pouvoir se lancer dans les affaires, les individus les plus prometteurs peuvent donc bénéficier d'une capitalisation, sous réserve de se soumettre à un conseil d'administration composé des actionnaires ayant investi en lui, de rapporter des dividendes, et de croître économiquement.
Ce dernier point constitue un élément essentiel de cette anticipation. Félix Fox acquiert une conscience aigüe que ces capacités professionnelles vont surtout servir à enrichir son entreprise, et par voie de conséquence ses actionnaires, et à faire bien voir son supérieur hiérarchique. Il comprend qu'il ne pourra bénéficier que de bonus, comme bonbons récompense sans aucune mesure par rapport à l'argent qu'il fait rentrer. Il apprend qu'il existe une alternative : non pas devenir un indépendant pour créer sa propre entreprise, mais valoriser ses compétences en devenant coté en bourse. Les pages montrent alors un jeune homme bien décidé à accéder à une vie meilleure, s'investissant dans les actions qui lui permettront d'accéder à ce statut en répondant aux critères requis, à commencer par la santé. Il s'agit pour lui d'être reconnu à sa juste valeur, de ne plus être exploité comme n'importe quel autre collègue commercial. Il n'est pas mu par une recherche du profit à tout prix, mais par une question de fierté et d'offrir mieux à sa compagne. D'une certaine manière, ses motivations correspondent à un idéal, à un besoin de reconnaissance personnelle, mais aussi d'estime de soi. Il ne prend que progressivement conscience de ce que signifie de devoir rendre des comptes à des actionnaires, d'être un centre de profit également pour l'entreprise HSE qui fournit le dispositif pour être coté en bourse, et pour être coté, c'est-à-dire évalué sur de nombreux paramètres, et que ces bilans sanguins, vasculaires et caloriques soient publics, mais aussi la qualité de ses relations interpersonnelles, qui il fréquente, s'il s'agit d'autres individus coté HSE ou non, etc.
Un récit d'anticipation qui commence de manière assez générique, dégradations écologiques, sociales et économiques, une vision du capitalisme classique, une idée qui semble très basique : coter un employé en bourse. Dans un premier temps, les dessins apparaissent eux aussi basiques, presque ternes et impersonnels. Rapidement, le lecteur voit que les différents environnements de ce futur proche présentent une réelle consistance, que les personnages lui deviennent immédiatement familiers : sous des dehors banals, la narration visuelle apporte de nombreux éléments de l'histoire, donne corps à cette réalité, à ces individus, à leur vie. Dans le même temps, le lecteur est saisi par l'évidence et la pertinence aveuglante de cette image de coter la valeur d'un individu. C'est déjà ce qu'il peut ressentir en tant que citoyen d'une économie de marché, ce qu'il peut craindre de l'évolution de la société. le scénariste sait mettre à l'oeuvre l'unique raison d'être du capitalisme : créer de la valeur, générer des richesses, peu importe à quel prix pour l'environnement ou pour l'individu, toujours plus, peu importe les moyens. Glaçant.