Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il comprend les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2018, écrits par Pornsak Pichetshote, dessinés et encrés par Aaron Campbell, avec une mise en couleurs réalisée par José Villarrubia. Il comprend également les couvertures alternatives réalisées par Jae Lee, David Mack, Alina Urusov, Yuko Shimizu, Jeff Lemire, et 12 autres réalisées par des étudiants de l'école des beaux-arts du Maryland. Il se termine avec 5 pages expliquant le processus de création de la couverture, ainsi que les différents éléments constituant la proposition initiale (lettre d'intention cosignée par Pichetshote et Villarrubia, 3 pages d'études graphiques de personnages, 2 pages de synopsis pour les 5 épisodes). Le tome s'ouvre avec une introduction de Tananarive Due (une autrice de roman), et comprend une postface de 2 pages rédigée par Jeff Lemire. La quatrième de couverture et une page intérieure comprennent des louanges de Steve Niles, Jock, Mike Carey, Karen Berger, Joshua Dysart, et de nombreux magazines.
Aisha Hasan est en train de dormir seule dans son lit et elle fait un cauchemar, se souvenant de l'odeur de viande en train de pourrir. Elle se réveille d'un coup en sueur. Dans la journée, elle papote avec sa fille Kris, dans la cuisine, pendant que Leslie (la mère de Tom, la grand-mère de Kris) prépare un gâteau ayant la forme du monstre dans le puits dans la Guerre des Étoiles. Aisha vit en concubinage avec Tom (le père de Kris), chez la mère de Tom pour la rassurer après qu'une bombe artisanale ait explosé à l'étage inférieur, l'œuvre d'un habitant de l'immeuble, musulman supposé terroriste. Tom arrive alors que Leslie est en train de proposer à Aisha d'apprendre à préparer un jambon en croûte. Il tance vertement sa mère en rappelant que le jambon n'est pas hallal et sort en claquant la porte. Aisha le rattrape sur le trottoir et lui demande pour quelle raison il s'est emporté. Il la met en garde car sa mère est une grande manipulatrice. Un peu plus tard, elle papote avec sa meilleure amie Medina Jackson, et évoque la fois où Leslie s'est emportée parce que Kris jouait avec un des hijabs d'Aisha. Medina lui rappelle comment sa mère (celle d'Aisha) s'était emporté contre Aisha quand cette dernière avait décidé de ne plus porter le voile.
Aisha Hasan rentre chez sa belle-mère, et monte l'escalier. Elle croise monsieur Fields, un voisin du dessous, qui rentre chez lui précipitamment en claquant sa porte, pour ne pas avoir à lui parler. Aisha estime qu'il agit ainsi par racisme ordinaire, une méfiance de blanc âgé à l'encontre d'une arabe. Elle passe par l'étage qui a été détruit par le feu et dont le palier reste plongé dans le noir. Elle croit voir un visage spectral et des plumes dans la pénombre. Elle sursaute effrayée en se rendant compte que quelqu'un se tient à ses côtés : il s'agit de Tom son concubin. Ils discutent à nouveau de Leslie, la mère de Tom, de son islamophobie présumée, de savoir si c'est une bonne idée de rester habiter chez elle dans ces conditions. La nuit, Aisha se réveille à nouveau en sursaut et fait le tour de l'appartement. Elle a l'impression d'entrevoir un spectre menaçant se dirigeant vers la cuisine. Sur place, elle le distingue clairement et elle se saisit d'un couteau pour le poignarder. Elle se rend compte d'un coup que c'est Leslie qui se tient devant elle. Elle lâche le couteau et se jette dans ses bras pour y retrouver du réconfort. Après l'accolade, Leslie ramasse le couteau et le tient devant elle. Le lendemain, Aisha laisse Kris à Leslie, et se rend chez Medina et son colocataire Ethan (un asiatique) pour papoter avec des copains, autour d'une bière.
Dans la postface, Jeff Lemire explicite son point de vue sur les récits d'horreur en bande dessinée : c'est beaucoup plus difficile à réussir qu'en film car les auteurs ne disposent pas du facteur de surprise dans la mesure où le lecteur est maître de sa vitesse de lecture. En outre, une bande dessinée ne dispose pas de bande originale qui vienne amplifier les effets narratifs. Il n'en est que plus impressionnée par la réussite de Pichetshote & Campbell. La couverture annonce effectivement la couleur : cette main de monstre en haut à droite qui vient pour agripper une femme musulmane portant le hidjab. La scène d'introduction indique qu'il s'agit d'un cas de spectre hantant une femme, et la suite montre que cette entité surnaturelle hante l'immeuble d'habitation tout entier. Le lecteur comprend donc qu'il s'agit d'une variation sur la maison hantée. Il sait par avance qu'il y a un monstre qui n'attend que de s'en prendre aux habitants, que sa présence est liée à un acte horrible, vraisemblablement l'attentat raté du quatrième étage. Il sait que l'intrigue va suivre un schéma très cadré : l'horreur surnaturelle s'en prend aux habitants et les fait souffrir ou les tue dans d'horribles souffrances. Un ou deux individus comprennent ce dont il s'agit et combattent la créature en payant le prix cher, avec une fin où soit ils triomphent, soit tout le monde meurt, ou encore un compromis entre les deux. Il n'est pas facile d'innover dans le genre et le lecteur ne s'attend pas à de grosses surprises.
La deuxième composante de la couverture est moins convenue : les auteurs font la promesse que l'un des personnages principaux est une musulmane. En 2018, c'est encore assez inusuel dans les comics américains, avec une exception notoire Kamala Khan (Ms. Marvel, écrite par G. Willow Wilson). Le prologue n'en dit pas plus, mais passé la page de titre, le lecteur constate que l'auteur ne fait pas semblant. Aisha Hasan est pratiquante, ne serait-ce que par la prière, ce qui crée une gêne avec sa belle-mère qui montre une défiance ordinaire pour tout ce qui est arabe, même de loin. Dans les 10 premières pages, il est question du hijab, de l'interdit de consommer du porc, du voile, de l'intégrisme. Pour autant, il ne s'agit ni d'opportunisme, ni de leçon de morale. Pichetshote met en scène une distribution de personnages reflétant la diversité, sans artifice. Tom (un blanc) vit en couple avec une musulmane pratiquante. Cette dernière a une copine d'origine arabe qui n'est pas pratiquante. Le colocataire de Medina est d'origine asiatique. Les interactions entre les personnages sont rafraîchissantes par leur honnêteté. Il n'y a pas de racisme a priori d'une communauté contre une autre. Il n'y a pas d'entente fraternelle évidente entre les représentants des différentes communautés. Certains restent défiants. D'autres s'interrogent sur les stéréotypes de leurs propres représentations mentales. D'autres se montrent prévenants, mais finissent par ne plus savoir s'ils agissent sur la base de clichés, sur la base de réelles différences culturelles, ou au contraire si certains comportements sont communs aux êtres humains de toutes les origines. Le scénariste ne se lance pas dans une leçon de politiquement correct, ou dans une réflexion intellectuelle sur le brassage ethnique et culturel. Il montre avec naturel les interrogations de tous les jours.
Le scénariste montre aussi la peur ordinaire, celle qui nourrit le monstre, ou tout du moins les manifestations de haine ordinaire. À certains moments, le lecteur éprouve la sensation que la créature surnaturelle n'est qu'une incarnation très littérale de cette méfiance inquiète qui génère l'agressivité en défense. À d'autres moments, la créature surnaturelle est indépendante de cette dimension sociale, et l'intrigue occupe le devant de la scène. Le lecteur prend conscience qu'il découvre un récit de genre, utilisant les conventions de l'horreur pour faire ressortir des réalités sociales, le récit de genre comme révélateur. Cette approche fonctionne d'autant mieux qu'Aaron Campbell reste dans un registre descriptif et réaliste, laissant donc les dialogues apporter une dimension métaphorique. Il dessine les personnages comme de vrais êtres humains, sans exagération de leur anatomie ou de leurs capacités physiques, avec des tenues vestimentaires ordinaires et pratiques, cohérentes avec le statut social et l'âge de chacun des personnages. Le lecteur éprouve presque l'impression de croiser ses voisins ou des membres de sa famille. La direction d'acteur est de type naturaliste ce qui fait beaucoup pour l'immersion du lecteur. Dans un premier temps, le scénariste montre des scènes ordinaires, le spectre n'apparaissant que dans les cauchemars d'Aisha. Du coup, le lecteur ne sait pas trop s'il doit pendre ces manifestations au premier degré ou pas. Il regarde donc les personnages en train de discuter, et il scrute leur visage pour y déceler une expression donnant une indication sur leur état d'esprit. Les représentations de Campbell permettent de se livrer à ce jeu d'observation avec des réactions naturelles et normales. Par exemple, le lecteur retient son souffle pour savoir ce que va faire Leslie après avoir ramassé le couteau lâché par Aisha, guettant un signe révélateur.
L'artiste porte également la responsabilité de donner corps à l'immeuble où habite Leslie, ainsi qu'à la rue où il est sis, aux autres appartements, à une chambre d'hôpital, etc. Là encore il réalise des dessins descriptifs et réalistes, avec un degré de détails satisfaisants, avec des accessoires conformes à la réalité, sans exagérer dans le luxe ou la pauvreté. Il prend soin de donner des dimensions plausibles aux pièces et de s'assurer de la cohérence de l'agencement d'un escalier ou d'un palier d'une séquence à l'autre. Campbell doit également représenter la créature surnaturelle de manière à ce qu'elle s'intègre dans l'environnement de l'immeuble et qu'elle puisse coexister sur le même plan que les êtres humains normaux. Dans la première moitié du récit, il peut jouer sur le fait qu'on ne la voit pas complètement, pas distinctement. Il arrive ainsi à conserver la part de mystère nécessaire pour qu'elle reste plausible, entre manifestation incarnée et fantasme de l'esprit. Dans la deuxième moitié, il se heurte à la représentation frontale de la créature, devenant un monstre de plus, malgré des effets de chair sophistiqués, rappelant parfois les récits d'horreur de John Bolton. Les auteurs ont choisi d'amener leur récit vers une confrontation finale très physique qui dénote un peu par rapport à la dimension métaphorique présente dans les quatre cinquièmes précédant.
S'il a lu la quatrième de couverture, le lecteur a des attentes assez élevées concernant le récit. Il plonge dans des pages plutôt sombres rendant bien compte de l'angoisse sourde qui habite les personnages. Il prend plaisir à la description des personnages et à leurs interactions, grâce à un scénariste qui sait mettre en scène la diversité culturelle de manière naturelle, dans toute sa complexité, en faisant ressortir les enjeux et les difficultés à surmonter, sans les caricaturer ou les exagérer. De ce point de vue, ce récit est une grande réussite, sortant de l'ordinaire des comics américains. Les auteurs déroulent également une véritable intrigue respectant les codes du genre horreur. Durant la majeure partie du récit, les 2 approches horreur + culturel s'entremêlent et s'enrichissent de manière organique. La conclusion du récit n'arrive pas à rester à ce même niveau littéraire.