Ce tome contient un récit autobiographique complet, s’appréciant mieux avec une connaissance élémentaire du réalisateur Jean-Luc Godard et de quelques-unes des caractéristiques de ses films. Sa parution initiale date de 2023. Il a entièrement été réalisé par Philippe Dupuy. Il comprend cent pages de bandes dessinées, certaines en noir & blanc, d’autres en couleurs. Il se termine avec une liste de référence des films cités ou évoqués dans l’ouvrage : Visages villages (2017) d’Agnès Varda & JR, Orphée de Jean Cocteau (1889-1963), ainsi que dix-neuf films de Godard : À bout de souffle (1960), Le petit soldat (1960), Une femme et une femme (1961), Vivre sa vie (1962), Les carabiniers (1963), Le mépris (1963), Bande à part (1964), Alphaville (1965), Pierrot le fou (1965), Masculin féminin (1966), Made in USA (1966), Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), Week-end (1967), One + One (1968), Vladimir et Rosa (1970), Passion (1982), Prénom Carmen (1983), Je vous salue Marie (1985), Novelle vague (1990). Cette page référence également une citation de Robert Redeker provenant d’un entretien donné par JLG aux Cahiers du cinéma le dix-huit septembre 2019, et en page soixante-dix-neuf une évocation d’œuvres de Paul Klee, Edgar Degas, Pablo Picasso, Henri Matisse, Auguste Renoir, Amadeo Modigliani, Vincent van Gogh
Philippe est en route pour aller voir JLG. Enfin, disons plutôt qu’il est en route pour ne pas le voir. On plus précisément, il veut s’assurer qu’il ne le verra pas. Un jour il est tombé sur une citation de Godard. Celui-ci déclarait que s’il savait dessiner, il y aurait beaucoup de dessins. C’est quelque chose que le cinéaste regrette, ça, d’avoir oublié. Il savait un peu dessiner, et puis il n’a pas pratiqué ça ; et aujourd’hui il a un peu la flemme, mais il aimerait bien savoir dessiner, même pas habilement comme les dessinateurs de bandes dessinées, sans talent, mais dessiner à peu près correctement, dessiner quelque chose, il pense qu’il s’en servirait beaucoup. Déclaration faite dans Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Albatros, 1980.
Au volant de sa voiture, Philippe a conduit sur l’autoroute, franchit des villes, des villages, des forêts, d’autres villes, des routes pour automobiles le long d’un pont avec des arches, d’une suite de poteaux électriques, d’un mur antibruit, et enfin il a pris la sortie pour Rolle. Dans cette commune de Suisse du canton de Vaud, il parcourt les rues très tranquilles. Il cherche la maison de JLG : la trouver ou pas ? Il repense à la fameuse scène du film d’Agnès Varda dont tout le monde lui parle dès qu’il dit qu’il va aller à Rolle pour essayer de voir Godard. Dans Visages Villages, Varda et le coréalisateur JR s’arrêtent devant la maison de Godard : ils ne voient pas de sonnette, c’est fermé à clé. JR toque à la porte. Pas de réponse. Varda remarque un mot posé sur la porte : À la ville de Douarnenez, Du côté de la côte. Elle comprend qu’il évoque la mémoire de son époux Jacques Demy.
Charles Dupuy et Philippe Berberian ont formé un duo réalisant des bandes dessinées à quatre mains pendant vingt-cinq ans de 1985 à 2009, comme les séries Henriette, Monsieur Jean, ou Boboland. Puis, ils s’en sont allés chacun de leur côté, le dernier réalisant des œuvres plus aventureuses comme J’aurais voulu faire de la bande dessinée (2020), Peindre ou ne pas peindre (2021), Mon papa dessine des femmes nues (2022). La couverture avec son esthétique très particulière peut rebuter : prééminence de graphies irrégulières et hétéroclites, collage de petits dessins proches de l’esquisse. La quatrième de couverture s’apparente à un format de bandes dessinées, formulant explicitement les réticences du potentiel lecteur : encore un biopic, Godard est insupportable, incapacité à voir un seul de ses films jusqu’au bout. En page soixante-sept, l’auteur met en scène des réactions de lecteurs à sa bande dessinée : Qui aime entrer dans un album de BD comme on enfilerait des vêtements confortables à force d’être usés va être désarçonné. Difficile de mettre des mots sur des albums échappant à toute étiquette. Graphisme très rudimentaire. On a l’impression d’avoir un story-board entre les mains, avec des dessins corrigés grossièrement au Tipp-ex. Inclassable. Dessin faussement jeté. C’est un livre difficile et prétentieux. Ces dessins malhabiles faits de la main gauche avec cette justification… Ça pose le livre du côté d’un art conceptuel qui gave toujours. Ça fait poseur. C’est une bande dessinée à la frontière. Plus de questions que de réponses. Le lecteur sourit en se disant que ces objections peuvent être transposées aux films de Godard. Quelle étrange envie également de raconter une rencontre qui ne se fait pas. Au fil des réflexions de l’auteur, le lecteur relève encore le constat de Dupuy : le voilà sur un malentendu, au beau milieu d’un livre en forme d’interrogation qui prend des allures de labyrinthe. Et les remarques d’un avatar du cinéaste s’adressant à Dupuy : En fait vous vous dîtes que vous faîtes là un livre foutraque. Foutraque et égaré. Mais arrêtez donc de vous excuser. Vous craignez qu’il soit incompréhensible ? Et alors ? Dîtes-vous que ce sont parfois les autres qui sont incompréhensibles.
Ainsi bien conscient de ses a priori sur la narration visuelle et sur le thème en lui-même, le lecteur sait qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même d’avoir choisi une telle bande dessinée, et qu’il s’y lance en toute connaissance de cause. Tout du long de ces cent pages, il va retrouver des marques et des artefacts de la réalisation artisanale de l’ouvrage : une pince double clip pour la page de titre pour montrer qu’il s’agit d’une pile de feuilles mises ensemble, un fond légèrement grisé pour chaque feuille pour évoquer un papier d’une qualité pas parfaite (vraisemblablement les photocopies authentiques et non retouchées des pages réelles) ; des dessins malhabiles avec des contours pas assurés et tremblotants, des textes écrits sans ligne bien droite, des mots en majuscule pour les faire ressortir, des mots parfois écrits au feutre rouge ou bleu, des petits rectangles de papier comme collés sur la page, quelques minuscules photographies au gros grain, incorporées au petit bonheur sur une page ou une autre, des graphies expérimentales évoquant un psychédélisme bon marché, une longue séquence muette sous influence onirique ou flux de pensées (pages 24 à 38), des éléments schématiques, etc. Et pour autant, les pages se lisent toutes seules, sans difficultés, sans problème de déchiffrage, ou de logique séquentielle d’une case à l’autre.
Le bédéiste maîtrise sa narration visuelle, même si l’apparence peut paraître malhabile. Le lecteur identifie aisément tout ce qui est représenté : les différentes zones traversées en voiture pour se rendre à Rolle, les conversations avec un avatar de Jean-Luc Godard dans un café, dans une barque sur le lac, dans son musée imaginaire, dans son bureau, l’extrait du film Visages Villages, la séance de dédicaces, l’évocation de l’état d’esprit de l’enfance, la reconstitution d’une scène du film Le mépris (1963), etc. En consacrant un peu d’attention, le lecteur relève la maîtrise des techniques de narration visuelle : des plans de prise de vue sophistiqués pour rendre visuellement intéressantes des conversations entre deux personnages assis, le recours au collage, la mise en œuvre de symboles jouant parfois sur les formes, parfois sur les couleurs pour relier entre eux des éléments distants de plusieurs pages, la déconstruction du dessin de la silhouette humaine sous forme d’ellipses rouges et de cercles bleus, quelques images conceptuelles allant jusqu’à l’abstraction, le jeu sur la forme des cases jusqu’à les transformer en des cubes, c’est-à-dire des éléments en trois dimensions qui s’assemble ou se bousculent sur la page en deux dimensions, de courtes expressions inscrites dans la perspective d’un dessin comme pouvait le faire Steve Ditko, des dessins minuscules accolés les uns aux autres, avec les mots dissociés disposés dans une colonne à part ou en dessous, un escalier en spirale rappelant la structure en double hélice de l’ADN, des facsimilés de tableaux classiques, etc.
Le lecteur accompagne l’auteur dans un voyage qu’il devine destiné à l’échec : d’ailleurs la visite futile d’Agnès Varda l’annonce, surtout en se disant qu’elle est plus légitime que Dupuy pour imposer ou même solliciter cette visite au réalisateur. La solution narrative s’impose d’elle-même : introduite par la citation Déjà la fiction l’emporte sur le réel (extrait de Made in USA), Philippe Dupuy commence par discuter avec un autre lui-même, tous les deux assis à la même table dans un café, puis JLG lui-même entre dans ce café et s’assoit à une autre table, indiquant explicitement à Dupuy qu’il n’est pas là, pas plus qu’ils ne sont deux. Tout cela, c’est quelque chose que le bédéiste fait parce ça l’arrange, c’est ce qu’on appelle un procédé. Il s’engage ainsi une discussion interne sous une forme de discussion entre personnages, dans différents lieux. Le lecteur voit que l’auteur met en scène sa démarche d’apprivoisement du créateur Jean-Luc Godard, au travers de ses œuvres, de quelques interviews et déclarations, de ce qu’il lui est possible de percevoir pour décortiquer sa démarche créative, son mode d’expression artistique, et, plus difficile, ce qu’il exprime, ce qu’il fait. Philippe Dupuy se montre un narrateur prévenant, même s’il craint d’être incompréhensible. Par ce mode de dialogue entre ses interrogations d’auteur et les créations du cinéaste, il fouaille sa démarche artistique, avec une honnêteté remarquable et une intimité pudique, une humilité sincère en se comparant à un monstre sacré en la matière, sans renier le caractère intellectuel de sa démarche. Il l’assume avec une citation de Simone de Beauvoir, dans Les mandarins (1954) : Je suis une intellectuelle. Ça m’agace qu’on fasse de ce mot une insulte : les gens ont l’air de croire que le vide de leur cerveau leur meuble les couilles.
Une bande dessinée qui n’est pas pour tout le monde : c’est une évidence dès la couverture, et il suffit de lire le titre ou de la feuilleter pour en avoir la certitude. Pour autant, il s’agit d’une lecture très accessible, facile même. L’apparence hasardeuse et bâclées des dessins se dissipe dès la première séquence : la narration visuelle s’avère solide et fluide, avec la mise en œuvre de nombreux outils spécifiques à la bande dessinée, en toute simplicité. Un auteur parle de sa recherche de sens dans sa démarche artistique en imaginant un dialogue avec l’un des auteurs les éminents du vingtième siècle. À l’opposé d’un pensum vaniteux et stérile, le lecteur voyage dans un questionnement essentiel et vrai, sur le sens à donner ou à rechercher à son métier, à l’acte de s’exprimer, à la façon de s’extraire des schémas habituels, un peu comme Edmond Baudoin peut questionner les modalités d’expression dans Le corps collectif : Danser l’invisible (2019).