Jolies ténèbres
7.5
Jolies ténèbres

BD franco-belge de Fabien Vehlmann et Kerascoët (2009)

Si, éventuellement séduits que vous pourriez être par le style enfantin du dessin, et abusés par la candeur ambiguë du titre, vous achetiez cet album pour un gosse, celui-ci serait en droit de vous intenter un procès lorsque, parvenu à l’âge adulte, il pourra mesurer l’ampleur du traumatisme que vous lui avez causé. Ce récit pervers use des codes de la BD enfantine pour vous plonger dans la mort, la putréfaction, l’absurde, la cruauté, la dégénérescence et le désespoir. Je ne suis pas certain que tous les gosses aient besoin de ce genre de culture.

Mais rien n’annonce explicitement que ce récit soit destiné aux enfants. A vous de ne pas vous laisser prendre à quelques apparences trompeuses.

Pour ne pas vous dégoûter trop vite, la première planche est d’une délicatesse enfantine et féminine, un rêve de petite fille qui reçoit chez elle son Prince Charmant pour prendre le goûter, guettant le doux aveu qui la fera rougir… Jusque là, tout va bien. Pendant une planche.

Après (pendant les 91 planches qui restent), le ton est moins sucré. On bascule dans les pourritures, les viscères, les humeurs infectes, les déliquescences, les lois de la jungle, l’immoralité, l’absence de sens, et une cruauté lancinante qui acidifie le tout.

Au centre de l’histoire, un cadavre de petite fille en train de se décomposer dans une forêt, le jour, la nuit, sous le soleil et la pluie. Encore présentable en début d’album, elle finit le récit sous l’aspect d’un squelette complètement débarrassé de toute masse molle, muscles, organes, yeux… Voilà pour le décor.

La féérie douteuse de cette prémisse de l’action, c’est que, du corps encore chaud de la fillette, sort une multitude de personnages d’apparence enfantine, fort divers, et qui vont devoir se débrouiller pour survivre dans la forêt. Qui sont ces personnages ? Ce n’est pas dit clairement. La petite fille qui est l’héroïne du récit, Aurore, semble représenter le Moi de la gamine défunte. Elle au centre de la scène de séduction de la première planche. Interprétons : juste au moment de mourir, le petite fille rêvait au Prince Charmant.

Mais les autres ? Des garçons, des filles, de différents âges, de différentes tailles. Sortant du corps de la défunte, on peut supposer qu’ils représentent les personnalités potentielles d’une enfant encore en devenir, tels les Sept Nains de Blanche-Neige, témoins résiduels d’amorces de spécialisation émotionnelle (Grincheux, Timide, Joyeux, Prof, etc….) au sein d’une personnalité qui n’a pas encore fait son unité ni établi de hiérarchie dans ses tendances. D’où la multiplicité de ces gnomes, parfois dotés de visages si simplifiés qu’ils en sont à peine humains, comme Plim, dépourvu de nez, mais efficace et pas bête, un morceau de personnalité plutôt intellectuel et analytique.

Tout ce petit monde se glisse sous les branches, se faufile entre les feuilles, cherche à manger, à s’abriter, à assurer sa survie primaire.

Mais voilà, dans ce récit anti-disneyen s’il en est, les animaux du coin ne sont pas sympas, ils ne chantent pas en choeur « Il en faut peu pour être heureux » en dansant la samba. Ils suivent leur logique d’animaux. Tuer pour manger, ou même pas pour manger. Les enfants, pareil. Leurs logiques enfantines, leurs réactions puériles, amorces pitoyables des passions adultes, superbement reconstituées, perdurent dans un milieu qui demanderait beaucoup plus de rationalité, de solidarité, d’organisation.

Petit à petit, Aurore (le Moi rationnel de la petite défunte) va tenter de soutenir le groupe, de lui trouver à manger, d’organiser sa vie dans un minimum de confort, d’équité et de sécurité. Hélas ! Les autres personnages, d’un égoïsme forcené, ne lui en savent aucun gré, l’ignorent, la persécutent. La loi du ventre, de la vanité, de l’indifférence (à la mort des autres, en particulier). Cannibalisme, nécrophilie, tragédies des enfants victimes de leur inexpérience à survivre en milieu hostile, racisme et tendance à l’exclusion des gens « différents », hypocrisie, coups bas, trahisons. Une grande salope prétentieuse et coquette lui fauche son Prince Charmant et tente de l’avilir jusqu’à en faire une misérable Cendrillon esclave de ses caprices…

L’enfer, en somme. Les humains ne valent pas mieux que les animaux. Rien à attendre des uns davantage que des autres. Seule option : se faire plus rusé que les salauds. Tuer pour ne pas être tué. La loi de la jungle. Moyen, comme conte de fées. Très moyen, comme éducation morale pour bambins.

L’irrémédiable de la mort est bien exprimé dans la crise de déprime qu’Aurore pique en sanglotant sur son propre cadavre (pages 46-47). Pire encore : voici deux pages lumineuses, d’une intense beauté (pages 48-49), où la petite morte semble ressusciter sous un beau soleil d’automne. On va y croire, on espère...mais ce n’était qu’un... cauchemar ( !) d’une gamine qui a élu domicile dans la masse grouillante d’asticots, dont elle se nourrit...

Kerascoët (pseudonyme collectif de Marie Pommepuy et Sébastien Cosset) nous offre de très beaux dessins, dans lesquels les couleurs sont traités manière aquarelle (nuances et dégradés rendus au moyen de limites linéaires très apparentes, séparant des aires de densités chromatiques inégales). La page 20 est particulièrement significative de cette technique. Les couleurs sont judicieusement travaillées de manière à restituer une atmosphère précise : l’enchantement verdoyant des pages 10 à 14 succédant aux bleus-gris dramatiques des premières planches. Très beau coucher de soleil page 21, allant des jaunes-blancs lumineux aux violacés profonds.

Le trait lui-même oppose avec brio le style du monde réel (profil parfait du visage de la petite défunte page 22 ; petite souris bien croquée pages 28 et 29 ; animaux réalistes page 59) et la fantaisie caricaturale des sous-humains qui se sont échappés de son cadavre.

Aurore ne s’en tire qu’en endossant la peau d’une souris qu’elle a mutilée, puis écorchée. Autrement dit, elle devient animale. Le parfait contraire du message des contes : devenir humain.

Si votre gosse lit cet album, ne négligez pas l’éventualité qu’il puisse avoir envie de vous assassiner pendant votre sommeil. Juste pour voir si vous pourrissez comme la petite fille du récit. Les gosses ont parfois de ces lubies, dont on ne sait jamais d’où elles sortent.

Enfin, presque jamais.
khorsabad
7
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le 16 mars 2013

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khorsabad

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