Manara libertaire et libertin
Ce pavé de quelque 170 pages de BD, grand format, présentant 4 bandes par planche et une moyenne de 3 vignettes par bande, est l’œuvre de Milo Manara. Datant de 30 ans déjà, il est à peine marqué par son époque (personnage punk, découverte des Masaï). Surtout, il témoigne d’un souffle créateur libertaire que l’on aurait bien de la peine à retrouver dans la production actuelle, asservie à des normes esthético-commerciales qui font la loi.
Ce récit flamboie par son onirisme, son surréalisme, ses interruptions, ses à-coups, ses superpositions de discours émanant de référents distincts, ses métamorphoses. Si vous y cherchez une intrigue rationnelle, logique, posée, vous rentrerez bredouille, et vous vous direz peut-être qu’il faut être cinglé pour écrire une histoire pareille. On est dans le rêve et les fantaisies de l’esprit, et les parfums sulfureux de l’Inconscient imprègnent chaque épisode. Même le héros, Giuseppe Bergman, beau mec trentenaire, tout en promenant partout une conscience morale sympathique et des réactions à peu près raisonnables (afin que le lecteur puisse s’identifier à lui), n’en accepte pas moins les postulats irrationnels de base sur lesquels est fondée la narration.
La seule constante repérable dans cette succession d’épisodes étranges, c’est que Bergman et un certain nombre d’autres personnages désirent jouer un rôle (d’acteur, de scénariste ou de metteur en scène) dans un récit qui est cet album de BD lui-même. Première infraction à une règle de base de la BD : les personnages sont distanciés vis-à-vis de leurs rôles, auxquels ils ne s’identifient pas, et sur lesquels ils peuvent porter de sérieuses critiques, ou des commentaires plus ou moins utiles, interrompant ainsi la continuité de la narration. On ne sait pas trop en fait qui a écrit le scénario, mais il faut le respecter. Manara n’est nommément cité que deux fois, en tant que dessinateur (pages 106 et 162) ; on apprend qu’il a horreur de dessiner les morts, mais qu’il peut illustrer n’importe quelle histoire salace. Voilà, c’est dit.
On peut trouver dans cette schizophrénie acteur / rôle les échos de la vague hypercritique de l’époque post-soixante-huitarde, époque-reine de la sociologie marxisto-émancipatrice qui incitait tout un chacun à développer sa conscience de classe, à se distancier de sa place dans le processus de production et dans les rapports de pouvoir afin de mieux se positionner de manière critique afin de transformer la société..
Cet album serait-il donc une version graphique des encouragements brechtiens à prendre parti dans la lutte des classes ? (Brecht est nommé page 69). Certainement pas. Les messages politiques, sans être absents, sont parcimonieusement insérés dans une trame narrative qui parle beaucoup plus à notre cerveau droit qu’à son symétrique rationnel et analytique.
Ce n’est pas que l’on plane en-dehors de toute réalité. L’argument de départ entretient une relation immédiate avec la crise de l’énergie inaugurée lors du choc pétrolier de fin 1973 (l’album est daté de 1983) :il s’agit du secret de l’énergie solaire abondante, qui aurait été trouvé à l’origine par les Incas (d’où un beau Machu Picchu dès la première vignette). Les documents exposant ce secret sont dans un sac, qu’il faut porter... en Afrique (on ne saura jamais pourquoi, en fait).
Donc, là, c’est une séquence d’aventures avec un décor vaguement maghrébin, suivi d’une aventure en plein désert avec des sauvages caricaturaux échevelés. Lou-Lou, la fille actrice malgré elle, meurt page 84, et là commence la deuxième séquence, assez fascinante, celle du Kenya, des Masaïs, des Monts de la Lune et du très mythique château de Virgoberg. Les Monts de la Lune sont censés être à l’Ouest de l’Ouganda, loin du Kenya, mais on n’est pas à ça près. Cette séquence nous mène jusqu’à la fin, dans une belle apocalypse où confluent tous les écarts libertaires que Manara s’est octroyés. Et le sac, direz-vous ? Disparu entre les deux phases d’aventures. Là aussi, on s’en fout subitement : l’énergie solaire des Incas passe à l’as. Deuxième transgression majeure de Manara : se foutre de son propre scénario ; exit la chasse au document précieux, poncif des BD d’aventures.
Troisième type de transgression : remettre en cause le dessin lui-même, soit spontanément (les personnages normalement réalistes apparaissent subitement sous une forme expressionniste, caricaturale, voire comique), soit à la suite d’une remise en cause explicite extérieure à l’action, évoquant les incertitudes du créateur qui ne sait quel parti graphique prendre (en harmonie avec les masturbations intellectuelles des années 1960-1970 : Nouvelle Critique, Nouveau Roman, qui remettaient en cause les pouvoirs du romancier sur ses propres personnages). Essais graphiques : page 87, 88, 89, 90, 91, 106, 112, 116, 119, 129, 130, 135, 142, 147-148, 164 (foule), 171. Ces essais, ouvrant sur l’univers des alternatives possibles, y compris sur le mode de l’humour, constituent des moments de respiration dans le déroulé de l’intrigue, qui marche d’un pas d’autant plus décidé qu’elle s’enfonce dans le mythe.
La gamine en mini-robe de la deuxième séquence est visiblement là pour mettre en scène ces délires graphiques, dont Manara nous offre quelques échantillons. Visiblement, ce sex-symbol, qui fouette régulièrement mes hormones, n’est pas qu’un cul vaguement fendu par un bout de tissu. Sa fonction critique dans le déroulement de l’action est majeure, et il pontifie sur la BD en cours une idéologie assez apparentée à celle du Nouveau Roman, dont je donne une partie de la définition piquée dans Wikipédia : « Repoussant les conventions du roman traditionnel, tel qu'il s'était imposé depuis le XVIIIe siècle et épanoui avec des auteurs comme Honoré de Balzac ou Émile Zola, le nouveau roman se veut un art conscient de lui-même. La position du narrateur y est notamment interrogée : quelle est sa place dans l'intrigue, pourquoi raconte-t-il ou écrit-il ? L'intrigue et le personnage, qui étaient vus auparavant comme la base de toute fiction, s'estompent au second plan, avec des orientations différentes pour chaque auteur, voire pour chaque livre. ».
En nous montrant des personnages figés dans des postures monomaniaques anormalement restreintes, Manara critique l’étroitesse d’esprit dont font preuve tous les acteurs de la société de son temps, et son œuvre délirante constitue une réponse à ces comportements stéréotypés, à la limite de l’inhumain. Par exemple, cette comédienne qui serait bien dans le rôle attendu, mais qui ne sait rien jouer en-dehors de la science-fiction (page 16). Le défilé expressionniste d’illustres caricatures sociales dépourvues d’identité (des personas, dirait Jung, de simples icônes vides de sens – de sexe ? - mais affublées d’un look valorisant) constitue un point culminant de cette critique sociale acerbe. (Pages 58 et 59). Révoltant de violence et de bêtise, le chanteur punk qui s’incruste avec sa copine masochiste à partir de la page 93 ; son abjection culmine pages 159 à 163.
Giuseppe Bergman est en Afrique, alors à quoi ressemblent les Africains de Manara ? Un bel éphèbe maghrébin racé amateur de cigarettes (page 42), une nuée de gosses qui se collent au voyageur pédestre (pages 43, 45), un Maghrébin d’âge mûr en djellaba à capuche, assez sympa bien que Bergman le suspecte d’arrière-pensées commerciales (page 47) ; des sauvages caricaturés en pagne de raphia (pages 77-79) ; et de vrais Masaï, très beaux (page 96), mais qui intéressent Manara surtout lorsqu’il s’agit de coucher avec des fillettes impubères (on ne se refait pas) (Page 110).
Libertaire vis-à-vis des conventions de la BD classique, Manara est, avant tout, un libertin. Toute est prétexte à nous montrer des jupes relevées, sur de petites culottes ou des sexes impeccablement glabres (belle symétrie des scènes pages 150 et 151). L’agacement érotique, qui fait monter notre excitation, est accru par les manifestations de pudeur des filles concernées, qui finissent toujours par céder à la toute-puissance de l’appel du sexe ou de l’exhibitionnisme. Si ce n’est pas subversif, ça, Madame ??! Jupes déchirées à dessein, masturbation d’une gros moche devant une fille (pages 22, 23), fille obligée de courir nue dans la rue et se faisant embarquer par tout un tas de mecs salaces (pages 27-40 : la séquence est fort longue sur un petit cul plein de promesses !).
Bergman paie de sa personne pour contribuer aux fantasmes : en érection sous une jupette de Tarzan (pages 78-79) ; en robe de femme dans la savane à partir de la page 117 ; la fillette d’une quinzaine d’années (Cloé), censée être à la fois un démiurge de l’action, un critique artistique de l’œuvre en cours, et la vierge enterrée sous les fondations du château de Virgoberg, nous montre constamment sa petite culotte dans les postures les plus lascives pendant toute la deuxième moitié de l’œuvre ; elle évoque à s’y méprendre les nymphettes que dessinait Robert Gigi dans les premières audaces érotiques bédéistes des années 1965-1970. Elle se transforme en une magnifique Masaï nue qui va entraîner Bergman vers les Monts de la Lune (pages 91-92).
La copine du chanteur punk est une véritable addicte au sexe, et est d’autant plus érotique qu’elle assume son esclavage sexuel alors même que son mec la fouette (pages 106-107). Les relations sado-masochistes entre l’explorateur Sept et sa femme sont également émoustillantes. Les scènes de transsexualisme sont assez excitantes (pages 107-108 : une fille racontant une scène érotique en se mettant dans le personnage du mec). Plus fondamentalement, Bergman remet en cause sa propre identité sexuelle à l’occasion d’un échange de sexes (pages 134-136), qui tire la situation d’une impasse.
Manara ne recule pas devant la scatologie : le personnage du Golem fabriqué avec de la merde est pressenti dès la page 116 ; il entre en scène dans un rôle décisif à partir de la page 156.
Les personnages « secondaires » de Manara sont remarquablement bien travaillés, au point de d’inspirer l’inquiétude ou le désir par leur seule physionomie. Monsieur Bo, le gros brutal chargé de convaincre les comédiens potentiels de consentir à leur rôle, possède des arcades sourcilières remarquablement basses, ce qui masque presque son regard, qui n’en est que plus perçant (page 15). Madame Sant Ambrogio, la salope au visage masculin, raide et autoritaire comme une inquisitrice, n’a qu’une idée : faire jouer le scénario d’un bout à l’autre. Elle désapprouve intimement la nudité, mais est la première à exiger des filles qu’elles relèvent leurs jupes (pages 21, 55, 59).
Des personnages étranges s’extraient de cette caricature générale, et travaillent directement sur l’interface conscient / inconscient : on pense avant tout à ce Noir à dreadlocks (pages 40 et 41), que Manara a affublé d’un visage de Faune ou de Satyre antique (thématique graphique qui revient souvent dans son œuvre) : aucun doute, ce personnage, porte-parole de la sexualité affranchie, est un Dionysos revêtu des fonctions de démiurge, qui va guider Bergman vers des aventures sexuelles et l’accomplissement des désirs. Sa grande scène est l’organisation d’un premier Jour de Colère dans le désert : notre satyre à dreadlocks, en jouant du tam-tam sur un rythme hypnotique, provoque une transe mondiale qui attire l’humanité entière vers un gouffre sans fond, métaphore de la sexualité où la conscience s’abîme. Mais l’homme ne s’en tient pas là : dans une prose poétique magnifique (pages 69 à 73), il exprime la violence de la vitalité africaine et de son désir de revanche vis-à-vis de l’homme blanc qui l’a opprimée.
Le personnage récurrent de Manara, à tête et barbiche de Landru, semble bien incarner le Père sévère hostile aux manifestations sexuelles (pages 83-84), ainsi que la féroce répression sexuelle liée aux injonctions du christianisme : n’est-ce pas lui qui enterre la Vierge, censée être sa propre fille, sous une dalle marquée du chrisme (page 145) ? Quant à « HP » (Hugo Pratt, l’idole de Manara), il se balade par là avec des Dankales coupeurs de testicules (assez loin, il est vrai, de leurs terres habituelles) page 120. Son caractère d’aventurier chevronné et un peu blasé lui permet d’endosser à son tour le rôle du démiurge (page 131).
Manara épice sa démarche onirique de très belles images surréalistes propres à racler les sombres seuils de notre inconscient. La première vignette, remarquablement composite, évoque un désert pensif de Chirico violenté par des incongruités apparentées à celles que chérissait André Breton ; la vapeur qui s’échappe d’une porte ouverte ne trouvera jamais son explication. Que dire de ce mur cyclopéen, façon Inca, qui apparaît brutalement dans une toilette publique (pages 39 et 40) ? De cet hôtel splendide, perdu dans un désert non identifié, dans lequel le premier Jour de Colère va s’accomplir (pages 57 à 65) ? Quant au grand poème africain (pages 69 à 73), l’un des sommets de l’œuvre, il recourt à des scènes tirées de gravures anciennes authentiques, et particulièrement lourdes de fantasmes : un Moloch au ventre ouvert, une salle de tortures ancienne, façon XVIIIe siècle ; et une plate-forme immense surplombant l’infini (pages 73 et 84)...
Le « Jour de Colère » final (le dépucelage de la jeune vierge enterrée sous les fondations du château de Virgoberg) nous mène dans les profondeurs de l’imaginaire. En guise de mise en bouche, Manara nous reproduit carrément des figures monstrueuses tirées du livre de Giovanni Bottero (Manara dit « Botteo »), « Relazioni Universali », début du XVIIe siècle, qui représentent des créatures exotiques telles que l’Occident se les figurait depuis – au moins – Pline l’Ancien. Nous sommes entrés dans le mythe, et nous n’en sortirons pas. Pendant que la foule du peuple convenable s’amuse à des futilités, la vierge crie son appel scatologique (et la scatologie va lui répondre...), et tout le monde est obligé de crier plus fort pour couvrir le cri venu des profondeurs. Si ce n’est pas du refoulement sexuel, ça, alors qu’est-ce que c’est ? La civilisation bâtie sur le refoulement sexuel s’effondre en fin du monde (page 170), agrémenté d’un humour final qui met un point d’orgue à cet appel grandiose au retour du refoulé.
Mythe, parcours initiatique, cri dionysiaque, hymne à la vie et à la liberté, ce récit multidimensionnel emporte l’adhésion.
Magnifique.