Ce comprend l'adaptation de 14 textes ou nouvelles de Franz Kafka (1883-1924) réalisées par Peter Kuper. Il est initialement paru en 2018. Il s'agit d'adaptations en noir & blanc. Peter Kuper a commencé à réaliser ces adaptations à partir de 1988. Cet ouvrage commence par une introduction de 4 pages, rédigée par Kuper. Il évoque le mariage de l'angoisse et de l'humour dans les textes de l'auteur, son choix de réaliser ses pages sur des cartes à gratter. Il évoque ensuite d'autres artistes qui l'ont inspiré : Käthe Kollwitz (1867-1945), George Grosz (1893-1959), Otto Dix (1891-1969), des contemporains de Kafka. Il dit avoir également été influencé par Frans Masereel et Lynd Ward, ainsi que par Windsor McCay (1869-1934) et sa bande dessinée Dreams of the Rarebit Fiend (1904-1911). Il explique également qu'il a demandé à un ami de retraduire certains textes de manière plus littérale, et il remercie enfin Max Brod (1884-1968) qui n'avait pas donné suite à la demande de son ami Kafka de brûler tous ses manuscrits.
Trip to the mountains - Un homme des cavernes se dit qu'il rejoindrait bien un groupe d'anonymes, et il effectue des peintures rupestres. A little fable - Une souris a l'impression d'évoluer dans un environnement se rétrécissant de plus en plus. The helmsman - Un timonier se fait violemment écarter de son poste et se demande pourquoi personne ne réagit. The spinning top - Un homme observe des enfants en train de jouer à la toupie, certain de pouvoir dire qu'elle sera sa trajectoire. The burrow - Une taupe a creusé son terrier et l'a conçu de manière à être en totale sécurité, avec des faux chemins et des pièges. Elle ne doit plus sortir que pour aller chercher de la nourriture. Give it up! - Un homme se rend au travail et se rend compte qu'il est en retard en entendant les cloches de l'église car sa montre a pris du retard. Un peu perdu, il demande son chemin à un policier. Coal-bucket rider - En plein cœur d'un hiver très froid, un homme est à court de charbon ; il décide d'aller en quémander quelques morceaux tout en ayant bien à l'esprit qu'il va devoir prouver au charbonnier et à sa femme à quel point il est désespéré.
A hunger artist - Il y a de cela quelques décennies, un champion de jeûne pouvait gagner sa vie. Il pouvait s'installer en ville dans une cage et des gens venaient s'installer pour le regarder, pouvaient même rester toute la nuit pour le surveiller. Mais les temps changent, et l'artiste du jeûne a dû se résoudre à n'être qu'une attraction parmi d'autres dans un cirque. Un fratricide - Un meurtre a été commis. À neuf heures, Schmarr le meurtrier s'est mis en position au coin d'une rue. Monsieur Pallas l'observait depuis sa fenêtre, mais n'est pas intervenu. Madame Wese guettait le retour de son mari qui était anormalement en retard. Les arbres - Un sans-abri a élu domicile sur une bouche d'aération ; les cellules de texte évoquent les propriétés des arbres. Before the law - Un homme se présente au palais de justice et demande au garde s'il peut y pénétrer. Le garde lui répond que non, pas pour le moment. Il le prévient que s'il lui venait l'idée de rentrer quand même, il y a d'autres gardes après lui. Le pont - Un homme est étendu au-dessus d'une rivière comme une sorte de pont humain. La colonie pénitentiaire - Un voyageur se tient devant un appareillage inventé par le précédent commandant. Le commandant actuel lui explique son fonctionnement, alors que les gardes amènent un prisonnier qui va subir un châtiment. Le vautour - Un homme est étendu sur le sol et un vautour descend du ciel pour lui picorer le pied à plusieurs reprises. Un monsieur vient demander à celui qui est étendu pour quelle raison il se laisse faire ainsi.
Il s'agit donc d'un projet de longue haleine pour Peter Kuper puisque la réalisation de ces 14 adaptations s'étale sur une trentaine d'années. Il est également l'auteur d'une autre adaptation de Kafka The Metamorphosis (2003), de gags pour le magazine MAD Spy vs. Spy, d'un récit sans parole sur la vie urbaine The System (1996), d'une histoire romancée se déroulant au Mexique Ruins (2015), et a été l'éditeur et un contributeur pour la revue World War 3 Illustrated: 1979-2014. Il a réalisé ces adaptations en noir & blanc, en travaillant sur des feuilles de dessin appelées Carte à gratter ce qui désigne à la fois le support, la technique, et l'œuvre réalisée par cette technique. Il s'agit d'une sorte de carton sur lequel ont été déposées des couches successives de pâtes formées de craie et d'eau. L'artiste gratte cette feuille pour enlever l'encre déposée afin de dessiner. À la lecture, le rendu ne trahit pas la méthode utilisée pour réaliser ces planches. Elles auraient tout aussi bien pu être réalisées à l'encre de Chine, avec une forme d'exagération caricaturale pour les visages et les silhouettes de certains personnages, avec des décors parfois détaillés, parfois déformés pour devenir expressionnistes, pour rendre apparent l'état d'esprit d'un personnage.
Il s'agit pour la majeure partie de textes très courts, adaptés sous forme d'une bande dessinée de 4 pages, parfois un peu plus. La colonie pénitentiaire fait exception avec une adaptation de plus de 30 pages. La majeure partie du temps, Peter Kuper a repris le texte (re)traduit de Franz Kafka, et l'a interprété. C'est ainsi que le voyage dans la montagne devient celui d'un homme des cavernes rejoignant une petite communauté. La petite fable est celle d'une souris dans un labyrinthe. Le terrier est celui d'une taupe. Etc. Dans ces adaptations, Peter Kuper donne à voir la manière dont il interprète le texte de Kafka, les images qu'il y associe. Il s'agit dont de sa vision, c’est-à-dire d'une forme de réduction puisque le texte initial permet au lecteur d'y projeter ses propres images, différentes pour chaque individu. Il s'agit aussi de donner à voir ce que le texte sous-entend, d'en faire une version soit intemporelle (la souris dans le labyrinthe), soit une version transposée dans un cadre moderne pour faire apparaître en quoi ce texte est toujours parlant. Kuper réalise également des versions plus littérales. C'est le cas du timonier qui montre un homme à la barre avec un autre qui prend sa place sans explication. C'est le cas de la toupie avec un homme qui regarde les enfants jouer. C'est également le cas de champion du jeûne. Le lecteur éprouve la sensation de juste lire l'histoire en bande dessinée, sans grand apport ou interprétation.
Il se trouve également une ou deux histoires qui sont à la croisée des 2 types de représentation. Ainsi dans le cavalier du seau de charbon, l'artiste représente ce que dit le texte, sous une forme de conte à la fois littéral, à la fois imagé. En y prêtant attention, le lecteur observe d'ailleurs que l'auteur fait usage de plusieurs polices de caractère, dont une spécifique quand il intègre la traduction du texte original. Pour autant, le lecteur n'éprouve jamais la sensation de lire juste un texte illustré ; il y a bien les mécanismes de la narration visuelle de la bande dessinée. De ce fait, il (re)découvre les textes de Franz Kafka par les yeux de Peter Kuper. Avec ses dessins noir & blanc et ses personnages au regard torturé, à la morphologie parfois expressionniste (le nez d'un policier en forme de canon de revolver), Peter Kuper transcrit les émotions générées par ces courts textes. En fonction des texte, l'adaptation dégage une force de conviction et une empathie forte ou irrépressible.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur va être marqué plutôt par une histoire ou par une autre. Il est fort probable qu'il ne peut pas échapper à l'angoisse de la souris dans son labyrinthe aux parois de plus en plus resserrées. Il partage l'incompréhension et le sentiment d'injustice du timonier remplacé par un inconnu, ne déclenchant aucune réaction de la part des passagers ou de l'équipage. Il partage le besoin de sécurité hors de contrôle de la taupe. Il est épaté par l'idée de rapprocher la situation des sans-abris avec celle des arbres, débouchant sur une idée étonnante. Il perçoit la force de la métaphore dans le principe de représenter le pont sous la forme d'un homme normal. Dans ces moment-là, l'interprétation en bande dessinée prend tout son sens, car finalement en donnant à voir sa propre représentation, Peter Kuper n'écrase pas la métaphore du récit : la souris prisonnière d'un système hostile, le timonier devenu inutile sans raison apparente, l'obsession sécuritaire, la coupure du monde qui s'opère pour les sans-abris, ou encore l'être humain étant un passeur fragile, un pont vers un ailleurs et la responsabilité qui accompagne cette fonction. À d'autres moments, il est possible que la sensibilité du lecteur ne soit pas mise en éveil par l'interprétation de Peter Kuper. L'homme des cavernes l'homme sur un seau à charbon ou encore le voyageur devant l'instrument de la peine capitale peuvent sembler trop éloignés du sens du texte, ou au contraire trop littéraux. Il y a également des moments de grâce incroyables, comme pour cet individu se présentant devant le palais de justice et dont la couleur de peau donne une toute autre dimension au texte originel.
Le lecteur ressort de ces 14 histoires, avec le plaisir d'avoir (re)découvert des textes de Franz Kafka, celui d'avoir perçu les métaphores qui ne lui étaient peut-être pas apparues, et l'expérience d'une narration visuelle personnelle et émotionnellement forte. À quelques reprises, il éprouve la sensation que Peter Kuper a surtout réalisé une histoire comme une sorte de dialogue entre Kafka et lui, une manière de concrétiser ce qu'il a compris et ressenti d'un texte, plus que comme une forme de dialogue entre lui et son lecteur, n'assurant pas pleinement la fonction de passeur entre Kafka et le lecteur.