Ce tome fait suite à Kill or be killed T03 (épisodes 11 à 14) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé l'histoire par le premier tome, car les 4 tomes forment une histoire complète. Il contient les épisodes 15 à 20, initialement parus en 2018, écrits par Ed Brubaker, dessinés et encrés par Sean Phillips, mis en couleurs par Elizabeth Breitweiser.
Dylan se tient dans la grande salle de l'institution psychiatrique de Serenity Oaks, à l'écart des autres patients qui participent à une séance de parole. Il pense au rythme quotidien de la vie, travailler pour être payé pour pouvoir toucher un salaire. Chaque fois qu'il se produit un moment de répit dans cette routine, l'individu ne peut faire autrement que de constater tous les crimes sordides qui se produisent chaque jour depuis que l'humanité existe. Il écoute d'une oreille distraite ce que raconte Fenton, le patient qui a pris la parole. Il parle de l'état de la société où les multinationales entretiennent le système de salaire assez bas pour que l'individu ne puisse pas se passer de travailler, assez haut pour qu'il ne lui vienne pas l'idée de se révolter. Il arrête d'écouter dès que Fenton passe des 1% au peuple lézard. Il s'adresse au lecteur en indiquant qu'il va reprendre son histoire là où il l'avait laissée précédemment. Alors qu'il s'est remis en couple avec Kira, qu'il se rend régulièrement à ses consultations avec la psychiatre, et qu'il prend ses médicaments, le démon lui apparaît toujours autant, lui rappelant qu'il doit un nouveau meurtre dans les jours à venir.
Malgré le suivi psychologique, Dylan n'arrive plus à tenir le choc face au cumul des apparitions du démon et de ses tentations. Un soir il se décide à tout déballer à Kira. Il sait qu'il ira jusqu'au bout, jusqu'à la confession des meurtres. Dès qu'il commence son explication, il voit le démon se tenir en face de lui et tenter de le dissuader. Il se met à parler avec lui à haute voix devant Kira qui ne sait quelle attitude adopter. Le démon lui indique que Mason, son colocataire est en train d'écouter à la porte. Dylan l'ouvre à la volée et effectivement Mason se tient derrière. Dylan se met à l'invectiver, puis à l'agresser physiquement, son esprit lui faisant voir le démon en lieu et place de Mason. Au temps présent, Dylan finit par se décider à tout déballer au psychiatre lors d'une consultation en tête à tête. La réaction du docteur le prend complètement à contrepied.
Le lecteur aborde ce dernier tome avec une crainte sourde. Ed Brubaker a construit son récit sur une incertitude admettant 2 explications : soit Dylan n'est pas bien dans sa tête et il imagine tout, soit il y a vraiment un démon qui lui cause. Arrivé à ce point du récit, le lecteur se dit qu'il n'a pas vraiment envie de savoir qu'elle est la solution. Il n'envisage plus cette histoire comme une énigme à la solution binaire, mais comme l'histoire d'un individu qui s'est construit sa vision du monde, qui la tient comme sûre et certaine, et qui agit en conséquence. Il s'attache donc plus à l'évolution de cette vision, à sa mise à l'épreuve avec la réalité, qu'à une éventuelle révélation qui expliquerait tout. Le scénariste joue d'ailleurs sur cet accord implicite depuis le début de la série. Dylan s'adresse directement au lecteur. Il commente l'intelligence de ses actes à la lumière de sa connaissance de ce qui va se passer par la suite. Il indique que telle ou telle action va avoir des conséquences désastreuses, alors qu'il pensait sur le moment qu'elle permettrait de mettre un terme définitif à un danger. À plusieurs reprises, Ed Brubaker effectue un saut en avant dans le temps de quelques heures ou quelques jours pour surprendre le lecteur, et dans les commentaires Dylan s'excuse pour ce non-respect de l'ordre chronologique. Dans ce tome, les commentaires de Dylan évoquent aussi le fait même qu'il puisse s'adresser au lecteur avec une connaissance de ce qui va se passer. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut estimer qu'Ed Brubaker devrait se contenter de raconter son histoire, ou alors il peut apprécier ce jeu sur la forme et la structure, d'autant qu'il ne diminue en rien la qualité de l'intrigue ou le plaisir de lecture.
Comme il s'agit du dernier tome, le lecteur est venu pour une résolution en bonne et due forme et Brubaker lui donne satisfaction. En ne se focalisant que sur l'intrigue, il s'agit d'un polar comme Brubaker & Phillips en ont le secret depuis la série Criminals. Dylan poursuit ses exécutions d'individus ayant commis des crimes manifestes, ce qui génère un plaisir immédiat chez le lecteur : le châtiment immédiat du criminel. Le scénariste achève sa tapisserie en tirant parti des éléments qu'il a mis en place dans les tomes précédents, sur le principe du cercle vicieux de la violence. Les personnages conservent toute leur épaisseur. Bien sûr Dylan continue de tenir la vedette car il fait fonction de narrateur (avec les particularités de sauts dans le temps) et il passe à l'action à plusieurs reprises. Son positionnement moral reste ambigu, à la fois satisfaisant comme justicier infaillible, à la fois dérangeant comme bourreau en marge de la société. Le lecteur peut éventuellement regretter qu'il y ait peu de temps dévolu à Kira, mais un autre personnage revient au premier plan : l'inspectrice Lily Sharpe. Ed Brubaker a l'art et la manière pour la faire exister, pour montrer son implication tenace, sans tourner à l'obsession, et sa personnalité dans la façon dont elle traite le dossier du tueur à la cagoule rouge. Le déroulement de l'intrigue continue de découler organiquement de la personnalité des protagonistes, de leurs actions et de leurs conséquences.
À chaque page, le lecteur se félicite qu'Ed Brubaker et Sean Phillips se soient trouvés pour former ce duo exceptionnel de créateurs. Il lui est impossible d'imaginer ce que serait cette histoire sans la personnalité graphique de Phillips. Il se dit également que Phillips & Breitweiser se complètent à merveille, au point que chaque page donne l'impression d'avoir été réalisée par une unique personne. La coloriste continue d'utiliser une palette un peu terne, ce qui reflète bien la sensation de résignation qui habite Dylan quant à l'injustice et à la cruauté du monde. S'il commence à regarder de plus près ce qu'apportent les couleurs, il se rend compte qu'Elizabeth Breitweiser joue sur les nuances d'une même teinte pour rehausser les reliefs, de manière presqu'imperceptible, à l'opposé d'une utilisation démonstrative des millions teintes rendues possibles par l'infographie. S'il conserve ce recul, il voit aussi que la coloriste complète quelques arrière-plans en reprenant à grands traits de couleur les lignes structurantes des décors. C'est un travail tout en discrétion et en subtilité exécuté avec une grande intelligence graphique.
Dès la première page, le lecteur plonge dans un monde réaliste et concret, à la fois banal et unique. Sean Phillips choisit les éléments de chaque case, de telle sorte à ce qu'elle montre l'ordinaire du quotidien, mais aussi à ce qu'il s'agisse d'un lieu unique, avec une ou deux particularités spécifiques. Le lecteur éprouve la sensation qu'il pourrait reconnaître chacun des endroits montrés si d'aventure il venait à s'y tenir, d'une rue de New York à l'appartement de Dylan, en passant par une rame de métro, le bureau du psychiatre, le parc de l'institution psychiatrique, ou encore le café dans lequel discutent Kira et Lily Sharpe. L'artiste s'avère être un metteur en scène tout aussi doué pour concevoir les plans de prise de vue adaptés à chaque scène, pour assurer une lisibilité parfaite et une compréhension immédiate, en jouant sur le rapprochement ou l'éloignement de la caméra par rapport aux personnages, et sur les angles de vue. La direction d'acteur est extraordinaire à la fois pour l'expressivité des visages, naturelle et parlante, à la fois pour le langage corporel. Le lecteur éprouve l'impression de voir des êtres humains qu'il pourrait croiser dans la rue, se conduisant avec un naturel confondant. Lorsqu'il s'attache à un personnage en particulier, il observe avec plus d'attention ses gestes et son visage pour s'imprégner de son état d'esprit de sa réaction à telle parole ou à telle action. Il peut ainsi regarder Lily Sharpe voir son enquête aboutir toute seule, puis commencer à éprouver des doutes. Brubaker n'a pas besoin de se montrer explicite dans les dialogues ou les commentaires, il suffit de regarder le personnage pour comprendre. La répartition des informations entre texte et images semble relever de l'évidence, ce qui en dit long sur le degré de coordination entre scénariste et dessinateur.
Après avoir lu la dernière page, le lecteur est pleinement satisfait par ce dénouement. Ed Brubaker, Sean Phillips et Elizabeth Breitweiser ont réalisé une histoire complète avec un niveau de qualité exceptionnel de bout en bout. Ils sont partis d'un point de départ très convenu, celui du justicier masqué qui exécute les criminels incurables. Ils ont su lui insuffler la vie, le lecteur étant sûr de le reconnaître s'il le croise dans la rue, avec une motivation plausible, des modalités d'action soumises à l'inexpérience et aux imprévus, et un regard sur la vie qui explique ses actes. L'utilisation d'un démon perçu uniquement par Dylan constitue un point d'accroche fantastique qui génère un plaisir de genre, mêlé au genre du polar. Après ce dernier tome, le lecteur continue de s'interroger sur le sens de ce démon, et il peut y voir une allégorie aussi pertinente que pénétrante. Finalement ce démon fournit des informations à Dylan, qui correspondent à une compréhension du monde à partir de ce que chacun d'entre nous peut voir par lui-même, avec une analyse et une interprétation débarrassées de toute illusion ou barrière psychologique. Avec ce point de vue, le récit acquiert une noirceur accablante. Ce qui va mal, ce n'est pas le monde, c'est notre manière de le regarder. - Henry Miller (1891-1980)