Seul comics du quarté gagnant des années '80 à avoir été publié directement sous forme de graphic novel (pour reprendre les mots de feu Tim Sale), The Killing Joke est un one shot qui s'attarde avant tout sur la figure du Joker. S'il a pu être publié en une seule fois, c'est surtout parce qu'il se révèle être très court comparé à de nombreux autres comics du genre, possédant un nombre de pages comparable à celle d'une BD franco-belge traditionnelle (une grosse quarantaine de pages quoi).
On est donc très loin des pavés Watchmen et The Dark Knights Returns, et même d'un Year One (pour rester sur la comparaison avec le quarté gagnant des années '80), niveau format. Et c'est par là que je vais commencer ma critique : bien que ce Killing Joke se révèle bien écrit, le fait qu'il soit trop court joue contre lui… c'est simple, mais efficace, mais plus simple qu'efficace. Pour le dire autrement, si l'origin story du Joker est loin d'être inintéressante, et a même bien marqué le lore Batman (au point où, sans m'être renseigné sur le comics avant cela, je connaissais déjà son déroulement), le tout sonne très classique en fin de compte.
Je pense que le fait qu'Alan Moore se soit occupé de l'écriture a joué niveau déception. Peut-être en attendais-je trop de sa part ? Quoi qu'il en soit, depuis sa publication, le bonhomme est revenu à plusieurs reprises sur le comics… et clairement pas pour en dire du bien : critiquant la pertinence du récit, sa violence, et même sur le retour qu'a eu son éditeur concernant cette même violence. Pour aller plus loin, Alan Moore a toujours été quelqu'un appréciant avant tout de parler de l'humain derrière le personnage, leurs liens avec le monde réel, ce n'est pas le genre de scénariste qui aime parler de types badass ou surpuissants, et ce n'est donc pas pour rien qu'il s'est montré, à raison, particulièrement critique face aux films de superhéros sorti ces dernières années. Concernant la violence de l'œuvre, c'est surtout le passage au sujet de la blessure de Barbara Gordon qu'il critique, une violence gratuite qui sera critiquée, par Alan Moore certes, mais aussi par des féministes, qui y verront là le phénomène « Women in Refrigerators ». Choix qui, de surcroit, a été approuvé par l'éditeur Len Wein, avec un simple « Ouais, d'accord, mets cette conne dans un fauteuil »… charmant. Un choix de handicap qu'on aurait pu simplement juger de mauvais goûts s'il n'avait pas été repris par la suite par une majorité de comics et autres adaptations.
D'ailleurs, le dessinateur aussi, à savoir Brian Bolland, se montrera critique envers ce choix-là, avouant qu'il n'aurait jamais fait subir un tel traitement à Barbara, mais aussi qu'il n'aurait jamais donné une origine potentielle au Joker… curieusement, c'est pourtant lui qui a été à l'origine du projet. Et justement, en parlant du dessinateur…
Maintenant, je dois vous faire une confidence : je n'ai pas apprécié les dessins de Brian Bolland. Autant j'apprécie certaines cases, celle de la naissance du Joker par exemple (qu'on retrouve sur la couverture de la nouvelle édition), ou celle de son selfie (qu'on retrouve sur la couverture de l'édition originale et qui s'avère être une reprise d'un selfie du dessinateur dans un miroir), ainsi que l'utilisation du rouge lors des flashbacks… mais dans l'ensemble, je ne suis pas convaincu.
On a beau parler du Joker, l'univers fait trop lisse, trop propre, un peu comme avec des vieux jeux en 3D : c'est à la fois trop, et pas assez détaillé, on a à la fois des dessins qui font très comics, mais aussi des dessins qui font un peu réaliste. C'est troublant ! Un détail qui m'a vraiment trigger c'est le fait que Brian Bolland ne sache pas dessiner… les dents. Non mais sérieusement ! Je ne déconne pas ! À chaque fois qu'on voit les dents d'un personnage, autre que celles du Joker, c'est moche, mal dessiné.
Là où je trouve l'œuvre davantage intéressante par contre, c'est au niveau du découpage, de la transition entre chaque case, notamment lorsqu'on transitionne du passé au présent : la position du Joker dans le présent faisant raccord avec la position qu'il tient dans le passé à la case suivante, et vice et versa ; Barbara tient Batman par le col tout comme les sbires du Joker tiennent Jim par le col case suivante… le genre de détail qui me donne systématiquement envie de refeuilleter une œuvre juste après afin d'être certains de n'avoir manqué aucune transition.
À noter que les couleurs de la réédition de 2009 ne sont pas les mêmes que celles de la version de 1988, John Higgins s'étant occupé de l'originale, là où Brian Bolland a pu se rapprocher de sa vision avec cette dernière édition. Pour avoir pu comparer les deux versions, je dois bien reconnaître qu'on y gagne avec la version de Bolland. Les couleurs de Higgins sont plus classiques, traditionnelles, elles sont chaudes, comme si le monde était sur le point de sombrer dans le chaos, d'imploser, ce qui est très généralement le cas avec le Joker… mais pas ce comics-ci. Le monde dépeint par Bolland est plus resserré, entre trois hommes principalement (Batman, le Joker et Jim Gordon), plus tragique. En cela, le fait que ses couleurs soient plus froides, plus ternes, contrastent avec ce Joker bariolé que l'on connait si bien, elles correspondent au récit, au destin tragique de l'homme qui est devenu le Joker. De surcroit, l'utilisation du noir et blanc pour les flashbacks, bien que classique, fonctionne toujours. L'utilisation de la couleur rouge, permettant d'amener petit à petit le casque rouge du Red Hood, donne davantage de pertinence à l'œuvre.
Mais plus qu'en transition, c'est au niveau de la symétrie, de la structure de l'œuvre, que The Killing Joke gagne en pertinence. Le tome se lit en « miroir » : la dernière case est identique à la première et les dialogues de la fin recoupent avec ceux du début. Ce côté miroir ne peut que renforcer l'impression de se retrouver face à un one shot unique, qui a une place à part dans l'univers DC, comme si on n'avait que faire de l'avant et de l'après.
Forcément, cela a conduit de nombreuses personnes à théoriser sur cette même fin, le comics se concluant avec une blague du Joker faisant écho à un duo de fous, duo qu'incarnent parfaitement Batman et le Joker. À partir de là, les deux dernières cases, avec ce rayon lumineux symbolisant la vie et qui s'éteint lors de la toute dernière, laissent sous-entendre que Batman élimine une bonne fois pour toutes le Joker. Dans cette même logique, le rire du Joker s'effaçant avant celui du chevalier noir, cela confirme cette théorie de « blague qui tue » (oh mon Dieu ! le titre ! ce serait donc pour ça ?!).
Bon après, je dois vous avouer que je suis plus proche de ceux qui théorisent que Batman ne tue pas le Joker à la fin. Déjà parce que Batman ne tue pas (ça peut paraître évident certes, mais quand on voit que même dans les comics où on a affaire à un Batman bien vénèr', celui-ci ne tue personne, je ne vois pas pourquoi ce serait le cas ici), mais aussi parce que la blague du Joker à la fin toute fin est aussi celle qui introduit le récit (« C'est deux mecs dans un asile de fous… »), renforçant le côté miroir de l'œuvre, mais lui donnant aussi un côté cyclique, comme si tout était voué à perpétuellement recommencer, comme si nous n'avions finalement qu'à une énième série de crimes du Joker parmi d'autres, et à une énième capture de ce dernier par Batman.
En somme, sans être la claque attendu, The Killing Joke n'en reste pas moins une œuvre marquante, qui a fortement influencé les auteurs d'adaptation par la suite (Burton, Nolan, Phillips, les Batman de Rocksteady). Une œuvre, certes, avec ses défauts, mais qui n'en demeure pas loin d'être un classique, et même un indispensable.
Depuis The Killing Joke, Brian Bolland n'a plus jamais travaillé avec un autre scénariste, car « lorsqu'on a connu le meilleur, toute alternative est un pas en arrière »… et franchement, devant le peu de satisfaction qu'a Moore devant son œuvre, on ne peut qu'être surpris par le résultat final.