"Je me plais à rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer."

On s'est trop fichu de toi, mec. Le monde semble t'avoir toujours désigné comme une parfaite victime. Une seule journée de merde où tu perdras successivement ta femme, ton gosse, ton avenir et ton visage, une seule journée de cauchemar suffira à te rendre totalement fou. On t'a choisi comme le bouc émissaire idéal, on t'a affublé d'un casque rouge et le monstre volant s'est trompé en te prenant pour un grand criminel, toi qui n'a jamais été qu'un comique raté. Terrifié face au vampire, tu choisiras le bain d'acide et en ressortira à jamais changé. Une véritable renaissance. La métamorphose physique et morale sera radicale. Ce justicier obscur qui te terrifiait tant, tu en feras ton plus cher ennemi. Tu ne vivras presque que pour lui, pour le remercier de t'avoir sorti de ton anonymat en te collant le sobriquet de bouffon. Et le monde entier paiera cher de t'avoir trop longtemps ri au nez. Car maintenant c'est à ton tour de rire de la vie comme de la mort. N'est-ce pas Joker ?

Paru directement sous forme de one-shot en 1988, relativement court de par ses quarante-six pages bien tassées, "The Killing Joke" s'inscrit avant tout aujourd'hui comme un classique indétrônable des aventures du Caped Crusader aux côtés de "The Dark Knight Returns" et "Batman Year one".
Dans l'optique subversive des auteurs de l'époque bénie des 80's, le légendaire scénariste Alan Moore et le dessinateur Brian Bolland se penchent sur l'éternel antagonisme opposant Batman au Joker. Et inventent pour la première fois depuis 1939 (création des personnages) et 1951 (première évocation du Red Hood comme ancienne identité du Joker), un passé au prince du crime. Le meilleur moyen de se mettre à dos tout un lectorat de fans assidus. Sauf que...

Le Joker s'est évadé d'Arkham, une nouvelle fois. Très vite, il abat Barbara Gordon sous les yeux de son père, Jim Gordon, et kidnappe celui-ci pour en faire l'enjeu principal de sa théorie, à savoir qu'il suffit d'une seule journée de merde pour qu'un homme sain d'esprit devienne fou. Alors que Batman mène son enquête pour localiser le Joker, ce dernier malmène de son mieux le pauvre commissaire jusqu'à le mener au seuil de la folie.
En filigrane, les auteurs nous proposent les origines potentielles du méchant, lesquelles surgissent par segments isolés au détour de silences introspectifs ou aux termes de répliques cyniques tenues par le clown dément qui dès lors ne rit plus. Une vie révolue où le célèbre criminel aurait bien pu être ce jeune comique raté et candide, croulant sous les dettes, tiraillé entre ses velléités d'artiste et son statut de futur père de famille. En une seule journée, la mort de sa femme enceinte et un casse raté au terme duquel il finira défiguré, le plongeront dans la folie, sans un seul espoir de retour.

Ce passé tragique sert donc à appuyer son propos, le Joker ne cherchant par son expérience sur Gordon qu'à se dédouaner de sa folie furieuse en prouvant qu'il est bourreau parce qu'il fut une victime. Et parce que la vie en ce bas monde ne peut être que tristesse, parce que certains maux ne guérissent jamais, il n'est qu'une façon de s'en préserver, rire, rire, rire de tout, de la vie et de la mort, à tort ou à raison, s'esclaffer jusqu'à ce que plus rien n'ait de sens, jusqu'à croire à sa propre folie. Le Joker ne fait au final qu'adopter la philosophie de son ancêtre Figaro : "Je me plais à rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer" (Beaumarchais).

La trame principale de "The Killing Joke" reste simple et s'articule donc autour des motivations du Joker, celui-ci prenant désormais une dimension plus dramatique et cohérente dès lors qu'on prend en compte son passé.
Mais derrière l'évidence du propos principal, se cache un sous-texte plus ambigu fondé sur la fragilité des valeurs morales, lesquelles s'effondrent dès lors que l'homme social perd tous ses repères, que son quotidien se transforme subitement au point que lui-même ne puisse plus identifier son reflet dans le miroir ou dans la flaque d'eau croupie à ses pieds. Il y a cette idée diffuse d'inquiétante étrangeté, où les victimes nient la réalité de ce qui leur arrive jusqu'à vouloir se croire dans un rêve ou un cauchemar.
Tout le récit se fonde alors sur la confusion et l'ambiguïté des apparences, l'intrigue s'ouvre et se ferme sur des flaques d'eau sous une pluie battante, Batman découvre que le Joker dans l'ombre de sa cellule n'est qu'un imposteur, les autorités prennent le Red Hood, en réalité simple bouc-émissaire, comme un cerveau criminel, le forain assassiné se dilue dans un décor de fête cauchemardesque, et cette planche finale reste ouverte à toutes les interprétations, même les plus mortelles.

La ligne de démarcation entre les deux antagonistes n'a par ailleurs jamais été aussi ténue. Parce que le Joker s'évertue à tenir un tel discours nihiliste, il se peut au fond que Batman lui donne raison de la manière la plus inattendue qui soit. Après tout, celui-ci incarne un idéal torturé de justice, empêtré dans ses propres contradictions. Ainsi, Moore le présente-t-il dès sa première planche comme un personnage aussi terrifiant que les aliénés qui occupent les cellules d'Arkham. Il est le seul fou costumé à pouvoir déambuler librement dans les couloirs de l'édifice, sous l'oeil vigilant de Gordon. Il suffit de voir la réaction de crainte de cette secrétaire ou d'effroi de cet imposteur en sa présence. Le Batman n'est-il pas au début du récit, près à franchir le point de non-retour ? N'est-il pas venu discuter avec son vieil ennemi de leur avenir sur la seule promesse d'un meurtre inéluctable ? "Comment peut-on se haïr à ce point sans même se connaître ?" finira-t-il par avouer plus tard à Alfred.

Batman, on le sait, s'est juré de rester du côté de la justice. Il fut l'incarnation de l'héroïsme imperturbable durant plusieurs décennies avant que les auteurs des années 80 n'en fassent un être ambigu, constamment sur le fil du rasoir, taraudé par la tentation du meurtre. Ce qui fait la singularité de cette oeuvre, c'est cet amalgame dérangeant entre Batman et son anti-thèse, le Joker, leur statut d'ancienne victime et leur folie manifeste, à la fois dans leur apparence et dans l'absurdité de leur antagonisme. La comparaison trouve son apogée dans cette sinistre conclusion où, à travers un glaçant fou rire, Moore abat les barrières séparant le justicier du monstre, en proposant ce qui s'avère à première vue la réconciliation insensée et confuse des deux personnages, jusqu'à ce que le lecteur finisse par y voir au fil des lectures, une résolution définitive du conflit. Et finisse par rire lui-aussi de la sinistre blague.
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le 29 août 2014

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