Edward Black continue ses pérégrinations au cœur d'une Amérique dont la dégénérescence paraît de plus en plus le fruit de forces obscures qui se rendent, de page en page, presque palpables. Cette mise en scène de l'univers de Lovecraft par Alan Moore et Jacen Burrows confirme tout le bien qu'on pensait d'elle.
Nous vous l’avions présentée en détail : cette réécriture des mythes et récits lovecraftiens par Alan Moore fascine par sa capacité à récupérer et retravailler le matériau source. Plus qu’un hommage, nous avons droit ici à une véritable réappropriation, comme en témoignent certains glissements thématiques ou l’émergence de motifs, sans doute plus implicites chez Lovecraft, comme la sexualité. Tout ceci mis ici au grand jour, non seulement narrativement mais aussi visuellement grâce au travail de Jacen Burrows.
Dans ce deuxième tome de Providence, notre héros, Edward Black, jeune intellectuel homosexuel sur la piste d’un mystérieux ouvrage, arrive à Manchester. Il pense y retrouver la trace du fameux Livre de la Sagesse des Étoiles dont la légende veut qu’il rende fou ses lecteurs. C’est évidemment là que les choses se corsent et que s’ouvre cette fois clairement la porte vers un autre monde peuplé de cauchemars. La frontière entre fantasme et réalité s’estompe tandis que vacille la raison. Les repères les plus élémentaires de celle-ci, comme le temps et l’espace, ne s’avèrent plus aussi fermes qu’auparavant...
Le lecteur suit donc au plus près cette expérience ô combien inquiétante, pour ne pas dire traumatisante, éprouvée par Edward. Selon une dramaturgie parfaitement maîtrisée, faite de montées et descentes progressives de l’horreur, à la manière des vagues à marée montante, faisant parfois démonstration d’un ressac violent et grignotant un peu plus à chaque fois l’étendue solide, visible, pour au final tout engloutir. Et l’on mesure là, encore une fois, la compréhension aigüe dont témoigne Moore de la conception que se fait Lovecraft de la terreur, presque marine, associée aux profondeurs abyssales.
On se contentera ici de mentionner l’épisode qui conduit notre héros à quitter Manchester. Un passage aussi sidérant que monstrueux qui constitue certainement l’une des propositions les plus osées qu’on ait pu lire dans cette frange du comics, entre mainstream - pour la diffusion à un large public - et production indépendante - pour la liberté que s’octroient les auteurs. Difficile d’en dire davantage pour ne pas gâcher l’effet d’une telle scène - et croyez-nous : vous l’identifierez immédiatement en la lisant - mais ce passage, qui ne manquera pas de diviser, pourrait justifier à lui seul qu’on se plonge dans les eaux troubles de Providence.
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