L'amour, après
5.3
L'amour, après

Roman graphique de Baptiste Sornin et Marie Baudet (2023)

On gagnait tout, sur tous les plans, et tout à coup tout a été annulé.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication date de 2023. Il a été réalisé par Baptiste Sornin pour le scénario, et par Marie Baudet pour les dessins et la couleur. Il comprend cent pages de bande dessinée.


Sophie, trente-cinq ans conduit la voiture, et Louis, trente-trois ans, est assis sur le siège passager. Le GPS indique de prendre la troisième sortie au rond-point. Brisant le silence, elle indique qu’Éric, le nouveau compagnon de sa sœur, est un gros idiot, il n’y a qu’à voir comment il a parlé à la sœur de Sophie. Valentin, son ancien compagnon, était peut-être pénible mais pas insultant. Louis répond laconiquement qu’elle et Valentin ne faisaient plus l’amour. Le GPS indique qu’il faut faire demi-tour car ils ont dépassé le rond-point. Un autre jour, Louis conduit sa voiture, et il reçoit un appel de Sophie, il passe sur oreillette. Il est dans les embouteillages, elle lui dicte la liste de courses qu’il retient par cœur, identifiant les produits malgré la mauvaise communication : chèvre pour du fromage de chèvre, zeuse pour de l’eau gazeuse, rouges pour des yaourts rouges, nichons pour des cornichons… Et un bébé. Sous le coup de l’émotion, il tamponne la voiture devant, et s’ouvre légèrement le front. Sophie lui demande si ça va, la réponse étant positive, elle ajoute qu’elle plaisantait.


Louis se retrouve dans une large allée de l’hypermarché, avec un grand sac à la main, entre deux longs rayonnages chargés de produits. Il a mis un pansement sur son front, là où la peau s’est déchirée. Il fait la queue à la caisse. La femme devant lui s’aperçoit qu’elle a oublié le lait en poudre. Elle prend le bébé dans le siège du caddie et le confie à Louis en disant qu’elle en a juste pour une minute. Le soir, Louis et Sophie sont assis sur le canapé, ayant laissé une place vacante entre eux. Il consulte son téléphone, pendant qu’elle effectue des recherches sur son ordinateur portable : elle cherche un train à un tarif et à un horaire qui leur conviennent. Il est possible de partir le lundi super tôt, il y a des billets à trente-cinq euros. Il demande tôt comment ? À cinq heures du matin. Ça ne lui va pas, ça fait trop tôt. Elle regarde à nouveau et ils pourraient partir le samedi, mais c’est plus cher. Il regarde l’historique de ses messages avec Sophie. À la télévision, le quarante-cinquième président des États-Unis fait son discours : il voudrait remercier le peuple américain, des millions et des millions de personnes ont voté pour lui ce soir. Un groupe de personnes très tristes essaie de les priver de leurs droits, et ils ne l’accepteront pas. Ils ont 76.000 voix d’avance avec presque aucune voix qui reste à compter, et tout à coup tout s’arrête. C’est de la fraude. Avec comme victime, le peuple américain. C’est une honte pour ce pays. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection. Sophie est en train de regarder cette allocution au boulot avec une collègue derrière elle, qui se demande s’il est en train d’improviser. Sophie ne sait pas.


Voici une bande dessinée très facile de lecture, avec des partis graphiques affirmés. Le premier saute aux yeux du lecteur : l’artiste a choisi de ne pas représenter les traits de visage. Cela peut se voir dès la couverture. C’est criant dès la première planche : Louis porte une moustache et une barbe, en revanche ni les yeux, ou la bouche ou le nez ou les sourcils ne sont délimités par la couleur directe, ou détourés par un trait. Il en va de même pour Sophie qui se situe sur la droite de chaque case, celles-ci ayant la largeur de la page dans un plan cadré de face à travers le parebrise. De la même manière, ni bouche, ni nez, ni yeux ni sourcils ne sont représentés sur son visage, ni ride et bien sûr pas de pilosité. Cette absence de traits faciaux ne connaît que deux exceptions en pages 85 & 86 : ces éléments sont présents sur le visage de Sophie et de Louis à l’occasion d’un repas dans le jardin des parents de la première. Le lecteur se retrouve déconcerté par cette absence : cela diminue d’autant l’expressivité des personnages. Pour autant, il peut se faire une idée partielle de l’état d’esprit général des personnages par leur posture et leur occupation. Il présume que l’absence de visage correspond à la baisse d’empathie entre Sophie et Louis, et peut-être envers les individus qu’ils croisent et rencontrent, une forme de détachement émotionnel, ou de repli sur soi-même qui ne permet plus de ressentir les émotions de son interlocuteur.


La deuxième caractéristique apparaît dans l’impression donnée par les images : un peu pastel, des couleurs un peu délavées évoquant un temps révolu, ou des sensations émoussées. L’absence de traits de contour ajoute à la douceur des images, des formes qui cohabitent harmonieusement, sans avoir besoin d’être cantonnées par une frontière. Ce mode de représentation peut servir à donner une forme naïve aux voitures, à transcrire l’impression que donne des rayonnages bien ordonnés dans une grande surface, une quantité et une variété bien ordonnée, même si les formes apparaissent assez similaires. Il apporte également une grande douceur aux images : le calme et la tranquillité du jardin des parents de Sophie, ou encore l’intimité feutrée de cette séquence de cinq pages où Sophie et Louis sont allongés dans leur lit. Paradoxalement, cela apporte également une forme de fragilité inattendue au quarante-cinquième président des États-Unis, ce qui permet (presque) de croire à sa sincérité quand il se déclare surpris et même désemparé par le résultat des élections présidentielles de 2020 et la victoire de Joe Biden.


Par ailleurs, les auteurs ont conçu leur ouvrage sur une structure en chapitres, de trois à neuf pages, à l’exception des deux derniers qui en comptent dix-neuf pour l’avant-dernier et seize pour le dernier. Cela contribue à donner un rythme assez rapide à la lecture, de courtes scènes légères, des petits riens du quotidien. Un trajet en voiture en évoquant la relation de couple de la sœur de Sophie, les discours du perdant aux élections, un voyage en ascenseur, un papotage avant un match de tennis en double, un échange en terrasse, un achat chez le fleuriste, un arrêt à une station-service, la préparation d’une salade de tomates, un moment d’émotion involontaire au lit, un dernier voyage en voiture. Pas de quoi fouetter un chat, mais des marqueurs révélateurs après-coup d’un glissement insensible sur le moment. Le titre renferme une ambiguïté : il n’évoque pas la situation après l’amour, mais ce qu’il advient une fois que l’amour a uni deux êtres. Le texte de la quatrième de couverture s’avère tout aussi évasif : ils sont ensemble depuis dix ans, dix ans c’est long en amour… Même s’il part avec une idée préconçue, le lecteur se rend compte que ce suspense binaire agit sur lui : rompront-ils ou non ?


Le lecteur peut lire cette bande dessinée d’une traite en un quart d’heure, sans plus y penser. Il peut aussi jouer le jeu du suspense sur le devenir de cette relation de couple et se montrer participatif en cherchant à identifier des schémas, en supputant des liens de cause à effet. Dans un premier temps, il ne sait trop quelle valeur donner à l’échange dans la voiture sur le couple de la sœur de Sophie, sur la liste de courses et l’anecdote dans l’hypermarché. Il ne voit pas ce que le discours mensonger et manipulateur de perdant à l’élection vient faire là, si ce n’est donner un repère chronologique pour le récit. Puis en page trente-quatre, Louis confie au débotté à son partenaire de tennis en double qu’il croit que Sophie l’aime moins. Le lecteur reconsidère alors les petites choses des séquences précédentes sous un autre angle. Les deux remarques sur le couple d’Éric soulignent ce à quoi Sophie est attachée dans le couple (le respect de la dignité du conjoint) et ce à qui Louis est attaché (les rapports sexuels, ou plutôt l’absence de rapport sexuel). La boutade sur le bébé fait prendre conscience à Louis que c’est un sujet qu’il évite, peut-être sciemment, peut-être inconsciemment, et qui doit tenir à cœur à Sophie, même inconsciemment. Quand il se retrouve avec un bébé dans les bras dans l’hypermarché, il ne sait pas quoi en faire, comme il ne saurait pas quoi répondre à Sophie si elle lui demandait qu’ils conçoivent un enfant.


Une fois la graine du doute semée dans son esprit, le lien avec les discours du candidat perdant acquiert la force d’une évidence. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection : Sophie et Louis sont en couple, ils ont gagné cette épreuve dans la vie d’adulte et il est évident qu’ils vont continuer ensemble, tout le monde le dit. Ensuite, les résultats de ce soir ont été incroyables, ne jamais abandonner, ne jamais abandonner, ne jamais reculer et ne jamais, jamais arrêter de rêver : dix ans de vie commune, c’est déjà une réussite incroyable, Sophie et Louis n’ont aucune raison d’arrêter de rêver, il ne faut jamais abandonner. Le parallèle entre discours de défaite niée et de situation de couple en impasse produit un effet dévastateur : Sophie et Louis sont en train de se mentir pour contenter les personnes autour d’eux. Ils promeuvent cette vérité alternative comme si cela pouvait leur permettre de conserver leur couple, alors qu’ils ressentent, chacun de son côté, au fond d’eux que leur relation arrive à son terme. Il leur reste encore à le verbaliser. Le lecteur va alors relire le passage de la salade de tomates : il ressent mieux en quoi l’échange banal sur la composition d’une salade de tomates cristallise tout l’éloignement qui s’est agrandi insensiblement entre les deux compagnons.


Au début, c’est étrange de plonger dans l’intimité émotionnelle d’une relation de couple, tout en en étant tenue éloigné par l’absence d’émotions apparentes, faute de représentation des traits de visage sur les personnages. Très vite, c’est le confort d’une relation dans laquelle il n’y a pas de conflit, où l’un et l’autre se connaissent bien, s’apprécient et la tendresse est palpable. La narration visuelle exprime cette douceur douillette au travers de moments banals et insignifiants. L’accumulation de ces petits riens conduit à un brosser très progressivement un constat qui s’impose inéluctablement au couple, qu’ils ressentaient sans le formuler, luttant contre cet état fait de manière passive pour ne pas lui permettre de devenir concret. Une étude relationnelle d’une grande sensibilité et d’une grande subtilité.

Presence
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le 25 nov. 2023

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