« J’aime les questions et les chemins qu’elles nous font prendre.
Les réponses sont sans importance. »



Hors du temps, confiné sous le poids de la neige envahissante, d’une nature morte où la mélancolie humaine devient folie, un homme fut tué par les habitants d’un petit village éloigné de presque toute civilisation. Mais pourquoi et comment ? On ne sait pas grand-chose sur lui, sauf qu’il aimait dessiner et écrire. A l’écart de ce microcosme presque animal et désœuvré, on le nommait l’Anderer. L’Autre. Sous le poids de l’acte, les villageois demanderont à un des leurs, Brodeck, d’écrire un rapport relatant tout ce qui s’est déroulé pour en arriver à ce drame, sans doute inévitable. Qui plus est, Brodeck, est innocent, n’a rien à voir dans ce crime. Il est neutre, mais son objectivité a des limites. Est-il complice sans le savoir ?



« Moi je n’ai rien fait. Et quand j’ai su ce qui s’était passé,
j’aurais préféré ne jamais en parler. »



Peut-être que tout a une explication, chaque fait en ce bas monde a le droit à une pénitence avec la volonté de se débarrasser d’un poids trop lourd. La résonnance du passé, de l’Histoire, c’est tout l’enjeu d’un récit abrasif où le coup de crayon de Manu Larcenet éclabousse chaque trait d’une torpeur mortifère, d’une poésie macabre, par sa force graphique, son cadrage prodigieux. Suivant la voie qui est la sienne depuis Blast, l’artiste continue à triturer l’âme humaine dans sa noirceur indéfinissable, essaye de déchiffrer ce qui est indéchiffrable, fait parler les hommes qu’on juge trop hâtivement, met un visage sur la décrépitude de la condition d’autrui. Il délaisse son trait presque enfantin et naïf de « Le combat ordinaire » pour une introspection angoissante vers l’insondable.


Manu Larcenet ne juge pas le nihilisme, il le décrit, le fait revivre de ses cendres pour le contempler dans le creux de sa main. C’est pourquoi, le premier tome de ce diptyque nous enfonce dans le désarroi le plus effrayant, nous questionne sur la culpabilité de l’Histoire. Le dénouement, nous y sommes encore loin. Ça viendra plus tard. Mais la curiosité fait des jaloux, et les menaces grandissent autour de Brodeck, car tout n’est pas bon à dévoiler. Chaque villageois a ses propres intérêts, sa propre vérité. L’indépendance de l’artiste, sa fragilité est soumise à la pression de la vérité. Mais où se place-t-elle réellement ?



« Je vois leur humilité de façade, forcée, outrancière, et, moi, je
sais leurs indignités, leurs secrets les plus dégueulasses. »



En plus de faire le scribe, Brodeck doit vivre avec ses démons, ses cauchemars les plus pétrifiants, ressassant un passé où il n’était plus humain, où il était un sous homme, un chien tenu en laisse dans un camp par l’autoritarisme de la guerre. Le rapport de Brodeck, c’est des mots sur la mauvaise conscience de chacun, la peur de l’autre, le traumatisme de la guerre qui nous transfigure. Sans jamais la nommer, on pense à la deuxième guerre mondiale. Manu Larcenet délie son histoire par la qualité de sa mise en image portraitiste et expressionniste qui fait parler les regards vitreux de ces visages squelettiques filandreux.


Les silences sont nombreux, sont lourds de méfiances et de consonances. C’est cette façon de dessiner la mort, de jouer avec le noir et blanc, de faire bruler les émotions, de détailler ou de griffonner les lieux pour les rendre si froid, qui fait de style de Manu Larcenet, sa splendeur. L’odeur, la suinte des écorchures, le vent givré, on le sent. Débordant de misère, et de quelques scènes de tortures morbides, Manu Larcenet n’en fait jamais un gimmick ni une marque de fabrique. Le rapport de Brodeck est une dissection écorchée vive des pulsions humaines les plus primitives. La terreur est là, il est normal de la faire refléter dans ce miroir de sang et de larmes qui tachent les murs.

Velvetman
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le 17 avr. 2015

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