Grandiose fresque kitsch et perverse parlant d’un monde détruit par la folie des hommes, « Les Eaux de Mortelune » ont su associer la précision stupéfiante et captivante du trait et des couleurs de Philippe Adamov, et des délires scénaristiques de Patrick Cothias, le premier offrant au second la crédibilité plastique nécessaire à étayer une intrigue dont c’est peu de dire qu’elle ouvre grand la porte à l’onirique et à l’irrationnel.
C’est également un euphémisme que de dire que ce monde est décadent. On est dans un Paris post-cataclysmique, dans lequel l’épandage de produits toxiques (« nuages toxiques », planche 8) ont fait disparaître l’eau, engendré un grand nombre d’espèces humaines mutantes, de toutes tailles et de tous aspects, parmi lesquels les « blêmes » vivent une existence très misérable, quêtant leur subsistance à la manière des rats et des chats, dans les décombres infects de la Ville-Lumière (planche 25).
On est donc en pleine dégénérescence physique et morale. Tuer pour manger, y compris en consommant de la viande de sa propre espèce (Pancrasse, le boucher local très attaché à son monopole de la bidoche, vend volontiers de la chair humaine de « blême » (planches 27 et 28) ; mais, pour ceux qui feraient les dégoûtés, il y a les chats et les rats quotidiens (planche 11)). Tuer pour s’amuser (voir les jeux criminels du duc Malik). Et, comme on n’a rien d’autre, pratiquer la sexualité le plus souvent possible, et sous toutes les formes, de préférence celles que la morale actuelle réprouve le plus (pédophilie). Cet épisode est un véritable festival de scènes sexuelles, de sexes masculins et féminins dénudés – mieux que cela, mis en évidence par des vêtements hétéroclites qui couvrent le corps, mais laissent à nu les sexes et les fesses. Pour les bites et culs en tous genres, y compris de gosses, la réception chez le Prince de Mortelune constitue un festival (planches 35 à 37).
Cothias a donc ouvert les vannes de son propre inconscient qui, comme tous ses semblables, se fout pas mal de la morale répressive distillée par la société. On pourrait voir, dans le décor déprimant d’un Paris asséché, dévasté, éparpillé, embrumé par la permanence de nuages suspects, la nécessité de la destruction de la société actuelle pour que les pulsions du sexe puissent enfin s’épanouir. On revient à l’animalité primitive : l’humanité ( ?) résiduelle est crudivore (planche 4), anthropophage, baise dans les débris, les excréments, les miettes de ce qui fut un des plus hauts lieux culturels du monde. Le cerveau reptilien a enfin pris sa revanche sur les prétentions arrogantes et refoulantes du néocortex.
Ayant ainsi décapé les pulsions des fardeaux raisonneurs et donneurs de leçons imposés par les hauts dignitaires de la Morale actuelle, Cothias reprend les vieux mythes, un cran plus bas dans l’échelle de l’évolution humaine. A commencer par le Bien et le Mal, la Jeunesse et la Décrépitude, soit le Prince de Mortelune et le Duc Malik.
Bien qu’on baise tant et plus, il n’y a pour ainsi dire plus de naissances dans cet Enfer (planches 14 et 15) ; la pollution a stérilisé les êtres humains.
Un thème s’annonce comme récurrent : l’eau. L’eau, devenue très rare et très chère, est un produit de luxe qui se négocie au marché noir, et on compte non pas en mètres cubes, mais en litres (planche 34). Seuls les hydrocarbures ont l’air d’avoir un crédit équivalent sur le marché des trafics divers (planche 38). On ne soulignera pas outre mesure l’irrationalité profonde de l’existence de nombreux êtres vivants dans le monde de Mortelune alors qu’il n’y a pas d’eau : que boivent-ils ? Comment renouvellent-ils quotidiennement leurs eaux corporelles indispensables à tous leurs processus métaboliques, fussent-ils dégénérés ?
Toujours est-il que l’eau est un enjeu, et pas seulement physique ou économique : on se prend à rêver au temps où la nature était verdoyante, avec plein d’animaux, d’oiseaux, d’herbes et de plantes, et l’on sent que le thème de la mer des origines va s’amplifier.
Dans un monde où tout est kitsch, vieillot, rafistolé, récupéré, où l’on vit des restes des civilisations disparues sans rien inventer de nouveau, le sentiment de « science-fiction » est ténu ; pourtant, on ne sait trop comment, on se sert de créatures robotiques très opérationnelles (planche 4 ; et le personnage de Kali, planches 21, 38 et 39).
Les personnages sont extrêmement bien caractérisés et soignés ; ils semblent issus d’un théâtre baroque, expressionniste, et souvent érotique, portant les traits caractéristiques soit jusqu’au stade de l’idéal (jeunesse, beauté, charme), soit jusqu’à la caricature cinglante (vieillesse, rides, empreintes des passions et des vices – voir Simone, planches 13 à 15).
Goliath, le bouffon-nain du Prince de Mortelune, culotté d’un bloomer avec ourlet torsadé sur des bas jaunes, tête d’adulte sur corps de gosse, chevelure rousse marquant sa marginalité et son droit exclusif à l’insolence, est à la fois un tueur et un extra-lucide qui sait d’avance ce qui va se passer (voir planche 46) ; ses pitreries corporelles sont particulièrement bien dessinées, empreintes d’un équilibre et d’un rythme hautement expressifs (planche 37).
Autre prophète, porte-parole des intentions scénaristiques de Cothias : le cinglé qui fait « Cocorico » au sommet de Notre-Dame-de-Paris, et qui annonce la couleur de la suite (planche 10) ; on appréciera l’opulence de sa coiffure gigantesque abondamment frangée.
Le Prince de Mortelune (donc, Prince de ce Monde, ou de ce qu’il en reste..) fait illusion avec sa gueule toujours juvénile à 96 ans (planches 6 et 7), mais on ne peut pas dire qu’il soit un modèle pour ses sujets : il passe son temps en des orgies décadentes qui ne réjouiront que des érotomanes (coup de pot, j’en suis – planches 42 et 44). Si gouverner, c’est prévoir, ce Prince ne gouverne pas grand-chose, et n’a aucun avenir à proposer à qui que ce soit, sinon de baiser encore et toujours (à propos, les sécrétions génitales ont besoin d’un peu d’eau, elles aussi, non ? Comment peut-on baiser à ce rythme sans s’humecter de temps à autre ?).
Violhaine, 14 ans, belle comme une petite fleur, juste l’âge qu’il faut pour émouvoir le lecteur tout en donnant prise aux fantasmes pédophiles, qui sont d’ailleurs réalisés par le répugnant bedeau, peinant à la tâche sur la petite Violhaine qui se donne sans se donner (planches 12 et 13), scène décadente et révoltante entre toutes.
Le Duc Malik, prince du Mal cultivant le sadisme et la férocité gratuite (planches 21 à 24), justement furieux de vieillir alors qu’il y a moyen de faire autrement (planches 26 et 27), se livre à toutes sortes d’horreurs, mais il faut avouer que l’univers où il se démène ne mérite guère mieux. Peut-être sera-t-il le Judas indispensable à la Rédemption, car – tiens ? – un fils nous est né (planches 14 à 16), et il devrait servir à quelque chose.
Nicolas, petit frère de Violhaine, visiblement muet et un peu attardé (planche 29), mais guidé par des intuitions intérieures positives et transcendantes.
Le sympathique Barnabé, handicapé sur traîneau à roulettes, bouffi et blanchi, mais ultime gardien de la culture ancienne et de l’espoir rémanent, critiquant très clairement notre société de consommation et l’absurdité de nous être coupés de la nature (planches 30 à 32).
Techniquement, le passage d’une scène à une autre utilise souvent les fondus-enchaînés, dans lesquels les transitions donnent à penser : ainsi (planche 3), le visage d’un rat laisse place au masque de rat du Prince de Mortelune, qui est, en fait, le véritable « rat » dont parle le titre de l’épisode ; passage du visage de Violhaine à celui de Nicolas (planche 13) ; passage du visage de Mona Lisa à celui de Violhaine (planche 32) (on notera que les portraits d’Adamov et de Cothias sont épinglés au mur à côté de la Joconde (ah ! ces chefs-d’œuvre géniaux de l’Art !)).
On appréciera la manière dont Philippe Adamov utilise les bleus et les violets, couleurs aussi peu vivantes que possible, en les plaçant sur les habits, les lèvres, les pelages, suggérant l’omniprésence de la dégénérescence, de la débilitation physique et morale.
Le kitsch est partout : dans les vêtements bariolés aux formes composites (planches 40 et 41), aux ornements très généralement féminins (contribuant à donner une impression de transsexualisme généralisé, à la fois émoustillant, mais aussi reflet de la disparition des normes sociales traçant des frontières bien définies entre les rôles assignés à chaque sexe ; notre société française, en plein délire sur la « théorie des genres », y trouverait des arguments en des directions très variées…) ; dans les vieilles machines rebricolées, retrafiquées, comme l’aile volante du Prince de Mortelune, qui a des airs de « Deux-Chevaux » (planches 7 et 8), ou comme la locomotive-forteresse du Duc Malik (planche 23) ; dans l’invraisemblable restructuration de l’ensemble Conciergerie-Châtelet-Palais de Justice de Paris, qui sert de Palais au Prince de Mortelune (planche 9), couverte d’un toit en ferraille arquée, et flanquée d’énormes cheminées et de ventilateurs géants, qui en disent long sur les causes de la pollution atmosphérique… ; dans le mobilier de la chambre de Violhaine (planche 12) ; dans le décor très « Art Nouveau » de l’aquarium du Prince (planche 45).
On a beau dire que ce récit est une invraisemblable et splendide fiction délirante, elle semble nettement moins improbable depuis la date de publication du premier tome (1986) : nous asséchons avec une effrayante rapidité nos ressources naturelles, les gens crèvent debout de pollution atmosphérique en Chine ou ailleurs, on cherche les abeilles en France avec une lanterne (comme Diogène cherchait un homme…), et le sperme humain s’est considérablement appauvri, suite aux pesticides et autres toxiques ingérés.
Et ça, ce n’est pas du délire.