Décidément, Fabien Nury est en grande forme ! Peu après la sortie remarquée de L'Homme qui tua Chris Kyle en collaboration avec son comparse Brüno, le scénariste français revient à la charge avec le tome 2 de sa série Charlotte impératrice consacrée à la jeune princesse belge devenue souveraine éphémère du Mexique dans les années 1860. Le premier album, fort réussi, avait été l'occasion de revenir sur le mariage raté de l'intéressée avec le médiocre archiduc autrichien Maximilien, ainsi que sur les raisons, personnelles et géopolitiques, ayant poussé le couple à accepter cette couronne pour le moins lointaine et périlleuse. Sa suite, appelée L'Empire, promettait donc de passer aux choses sérieuses. Le lecteur n'en ressortira pas déçu, contrairement au personnage titulaire...
Si de son contemporain italien le comte de Cavour, on a pu écrire qu'il était "l'homme des réalités vivantes" (A. Gouttman), il en va tout autrement de la belle Charlotte, pour qui les fantasmes valent souvent mieux que la triste réalité. On ne s'étonnera donc pas que c'est sur l'un d'eux, particulièrement torride, que s'ouvre L'Empire, qui semble ici être celui des sens, à l'exception du sens commun. Mais ce qui caractérise la jeune femme dépeinte par Nury et son dessinateur Matthieu Bonhomme, et qui la rend si attachante, c'est sa capacité à faire la différence entre ses rêves et un réel qu'elle fera tout pour rendre meilleure, aussi bien pour elle-même que pour son nouveau peuple.
On ne peut malheureusement pas en dire autant de son mari, dont la passion pour la chasse aux papillons ne pourrait constituer meilleure métaphore de sa courte vie. Malgré leurs (timides) tentatives de rapprochement, ce deuxième tome se base une nouvelle fois essentiellement sur l'opposition totale de caractère entre les deux époux ; elle, intelligente, généreuse et décidée ; lui, fat, mesquin et jouisseur. Cette incompatibilité fait dire au général français Bazaine que le Mexique "n'a pas d'empereur, mais il a une impératrice". Constat certes flatteur pour l'intéressée, mais qui ne fait pas ses affaires, car elle a du pain sur la planche.
L'écriture de Nury excelle à alterner entre le personnel et le politique, sans que l'un ne prenne le pas sur l'autre. Au contraire, le scénariste a bien compris qu'ils marchent main dans la main : c'est parce qu'elle est si malheureuse en ménage, et éprise de son conseiller le viril mais bienveillant Félix Éloin, que Charlotte s’attelle à la lourde tâche de gouverner ce pays qui ne veut pas d'elle, avec un souci sincère de venir en aide aux plus démunis qu'elle. Elle n'en demeure pas moins consciente des compromis et coups bas auxquels elle devra consentir pour parvenir à ses fins ; le petit monde de la cour mexicaine a beau porter crinolines et uniformes chamarrés, c'est une véritable Babylone.
Matthieu Bonhomme est quant à lui toujours aussi doué pour rendre compte de ce décalage permanente entre les apparences et l'envers du décors. Loin de dépeindre un Mexique de pacotille, terre de vaqueros et de déserts romantiques comme les affectionnaient Maximilien et le public occidental de l'époque, il retranscrit à la perfection la moiteur du Nouveau-Monde, qui fait fondre le vernis des envahisseurs. La sueur et les mouches sont au rendez-vous dans chaque case, mais la magnificence décadente de cet empire de pacotille n'en est pas moins présente, comme le montrent bien les très belle couleurs de Delphine Chedru. Simplement dit, malgré l'horreur de l'univers décrit, L'Empire est un véritable régal pour les yeux, depuis la couverture (sublime!) jusqu'à la dernière page, digne d'un tableau officiel de Winterhalter.
On regrettera juste que pour rehausser leur héroïne, ce qui n'était pas franchement utile tant il me semble impossible de ne pas éprouver de la sympathie et de l'empathie pour la courageuse souveraine, Nury et Bonhomme se soient sentis obligés de rabaisser les généraux Almonte et Bazaine, que l'historiographie s'accorde généralement à reconnaître comme les éléments les plus compétents de cet empire bancal, manipulé de loin par Napoléon III, mais ce n'est pas un gros défaut. Très bien documenté, prenant, L'Empire confirme la tendance du premier tome, à savoir que Charlotte impératrice est incontestablement l'une des meilleures séries de BD historiques du moment.
D'ailleurs, qui connaît un tout petit peu la période sait déjà que la suite promet d'être encore plus tragique... comme le dit le père d'Art Spiegelman à la fin du premier tome de Maus : "C'est là que mes ennuis ont commencé." C'est ce que semble se dire la pauvre Charlotte en dernière planche de L'Empire, et l'avenir devait lui donner raison. En tout cas, on a hâte de voir comment le duo Nury-Bonhomme va nous raconter tout cela !