Dans la chronologie révisée du cycle des Cités Obscures de 2007, cet album fait suite à L'Écho des Cités (Histoire d'un journal). Il est paru pour la première fois en 1996. Le récit principal est en noir & blanc.
L'histoire commence par 7 pages consacrées à 3 rêves de Mary von Rathen (née en 736 AT), avec un bref texte de sa main sur la gauche et une illustration pleine page sur la droite (en couleurs, ce sont les seules pages en couleurs).
La première scène du récit principal s'ouvre à Alaxis, le 2 septembre 747 AT (Après la Tour). La famille von Rathen est en vacances. Ils se rendent au parc d'attraction Cosmopolis et font un tour décoiffant sur les montagnes russes. Klaus von Rathen (le père), Rosa Schliwinski (la mère) et Kurt (leur fils) en ressortent dégoutés ; Mary (leur fille) en ressort ravie. Mais une fois descendus, l'air résonne d'un grand bruit et Mary tombe par terre. Quand elle se relève son corps ne tient plus à la verticale, il est incliné de 30 degrés, défiant les lois de la gravité, sans explication rationnelle. Les von Rathen rentrent chez à Mylos pour la faire examiner.
Au mont Michelson, plusieurs savants observent les étoiles, détectant la présence d'un corps céleste. Parmi eux, Axel Wappendorf est persuadé qu'il s'agit d'une découverte sans précédent qui apportera des informations essentielles sur l'origine du monde.
À Paris, le 12 juillet 1898, le peintre Augustin Desombres prend conscience que ses œuvres ne parlent ni au public, ni à la critique. Il décide de partir pour les hauts plateaux de l'Aubrac (haut plateau volcanique et granitique situé au centre-sud du Massif central).
L'introduction de 7 pages permet de reprendre contact avec Mary, héroïne d'un conte pour enfants "Mary la penchée", inclus dans l'édition 2010 de La route d'Armilia, et autres légendes du monde obscur. Les Illustrations de François Schuiten sont magnifiques comme d'habitude, des invitations aux rêves, mais ici sans la dimension urbaniste.
Au vu de la continuité resserrée développée dans le cycle des Cités Obscures, il est fortement souhaitable de lire les volumes dans l'ordre afin de bénéficier de tous les détails. Il y a donc de fortes chances que le lecteur découvrant ce tome ait déjà lu les précédents, en particulier "La route d'Armilia", et donc le conte pour enfants "Mary la penchée". Du coup l'expérience de lecture devient un peu étrange puisque le lecteur connaît déjà un bon tiers de l'histoire du point de vue de Mary. Par contre, il découvre plus de détails, des dessins à destination d'un lectorat adulte et des scènes intermédiaires au mont Michelson, et en Aubrac.
Pour ce récit, Peeters et Schuiten ont innové du point de vue de la narration de plusieurs manières. Pour commencer le récit suit 3 points de vue différents, celui de Mary von Rathen, celui d'Augustin Desombres et celui d'Axel Wappendorf. Ils ont également innové d'un point de vue formel en traitant les passages consacrés à Desombres sous la forme d'un roman-photo. Pour ces parties, la mise en page est traitée de la même manière que celle des bandes dessinées, de 1 à 5 cases, mais sans phylactère. Le texte (les pensées de Desombres) est écrit en dessous des cases. Les photographies ont été réalisées par Marie-Françoise Plissart (qui avait déjà réalisé les photographies des 4 dernières pages de "L'Écho des Cités"). Martin Vaughn-James (peintre, également auteur de quelques bandes dessinées comme La Cage, suivi de La construction de la cage) a servi de modèle. Ces photographies sont reproduites en noir & blanc et certaines contiennent un élément dessiné ou peint par Schuiten. La similitude des mises en page d'une partie à l'autre assure une continuité formelle telle que la narration ne présente pas de hiatus. Il ne s'agit pas d'une simple lubie : le passage à la photographie est porteur d'un sens qui apparaît comme une évidence lors de la lecture. L'alternance des chapitres bénéficie d'une structure rigoureuse. Les chapitres consacrés à Mary sont plus long que les autres. Ceux consacrés à Desombres durent 3 pages. Peeters et Schuiten impriment donc un rythme de lecture clair qui introduit une simultanéité dans événements, tout en donnant à chaque point de vue plusieurs pages pour s'exprimer, et en créant un suspense dans la mesure où le lecteur a hâte de retrouver chaque personnage.
Peeters et Schuiten innovent également dans la place qu'ils octroient à l'urbanisme. Cette fois-ci, il n'y a pas de ville comme lieu principal. Les tribulations de Mary von Rathen la font voyager d'Alaxis à un lieu inconnu, avec des séquences se déroulant à Mylos, à la pension Nordman (également aperçu dans "Mary la penchée"), à Sodrovni, et à Porrentruy. Le talent de Schuiten permet de donner une très forte identité visuelle à chacune de ces villes (et de retrouver les cheminées de Mylos, déjà vues dans "La route d'Armilia"). L'un des thèmes du récit est de montrer que Mary (en tant que penchée) est trop différente pour appartenir ou se conformer à quelque endroit que ce soit, ce qui justifie que les villes n'ont pas d'emprise sur elle qui n'est pas une citoyenne.
Le lecteur retrouve plusieurs des influences implicites et explicites présentes depuis le début de la série. Non seulement le nom de Michel Ardan (le héros de De la Terre à la Lune) revient à plusieurs reprises. Jules Verne lui-même fait une apparition, déclarant que "la machine la plus efficace et la plus fiable, c'est l'écriture". La séquence à Alaxis fournit l'occasion d'insérer une nouvelle source d'inspiration : les œuvres de Georges Méliès (avec en particulier "Le voyage dans la Lune").
À deux reprises, les auteurs insèrent une action relevant de la sphère sociale : Klaus von Rathen jette une poignée de piécettes à des quémandeurs, et Mary von Rathen fait la queue à la soupe populaire. Par contraste, l'opulence de l'intérieur des von Rathen met en lumière cette inégalité sociale. Le passage à Sodrovni évoque avec force une population subissant le contrecoup d'une crise financière. Néanmoins il ne s'agit que d'éléments secondaires dans le récit.
Cette histoire atypique dans le cycle (du fait de son émancipation de l'architecture urbanistique) recèle de nombreux éléments de continuité. Il y a bien sûr la présence d'Axel Wappendorf, l'évocation de Stanislas Sainclair, et les villes elles-mêmes. Il y a également la forte importance des sphères qui avaient fait l'objet de 2 articles dans "L'Écho des Cités".
À nouveau c'est un délice exquis que de contempler les planches de François Schuiten. Lors de la conception de chaque planche, Peeters et Schuiten travaillent ensemble sur le découpage et les angles de vue, ce qui aboutit à une œuvre où intrigue et visuels sont indissociables, comme s'ils avaient été conçus par un créateur unique. Pour ce tome, Schuiten est revenu au noir & blanc (sans degré de gris) en figurant les textures par le truchement d'une myriade de traits fins traçant délicatement chaque volume, chaque ombre portée, chaque plissure, chaque nervure, chaque aspérité. Il est possible de lire rapidement chaque image pour passer à la suivante. Il est également possible de s'attarder sur un détail, sur un visage, sur une spécificité architecturale, sur un vêtement, sur une décoration intérieure (magnifique salon des von Rathen), sur la placidité des eaux du Lac Vert, sur les décors munificents que traverse le circuit du grand huit, etc. À l'évidence, monsieur Schuiten réalise des dessins descriptifs minutieux et méticuleux permettant au lecteur de s'immerger totalement dans le monde de Mary. À l'évidence également, le choix des angles de prises de vue, le découpage, les décors, la mise en scène bénéficient tous du même degré de soin et de réflexion dans la composition. Cette bande dessinée est une invitation au voyage, à l'observation, à la flânerie si le lecteur en a le goût. En accordant le temps nécessaire, le lecteur sera subjugué par la belle ouvrage, et découvrira quelques cases inattendues, parfois surréalistes, tel cette empilement de niveau (des planchers d'un immeuble) en arrière plan d'une façade isolée (page 107).
Le lecteur attentif décèlera également quelques touches humoristiques discrètes mais bien réelles. Par exemple, après les événements, Mary von Rathen déclare à Wappendorf : "Vous savez, peut-être que mon histoire est devenue un conte pour endormir les enfants.", faisant ainsi référence au conte "Mary la penchée". Il y a également ces remarques sexistes du général sur le fait que la place des femmes n'est pas dans l'armée, clin d'œil à une époque plus misogyne. Ils jouent avec la notion d'équilibre avec une très belle séquence d'équilibrisme réalisé par Mary. Il y a cette image drôle et attendrissante de l'homme à deux têtes (un monstre de cirque) avec une planche entre les 2 têtes pour cause de mésentente (page 107).
Outre l'histoire de Mary von Rathen et des thèmes évoqués plus haut, Schuiten et Peeters poursuivent leur mise en scène de l'acte de création artistique, des sources d'inspirations (Mary en tant que muse), et du rapport entre le réel et l'imaginaire. Ils ne se contentent pas d'exprimer différemment les points de vue contenus dans les tomes précédents, ils montrent également comment l'inspiration peut asservir le créateur contre son gré, l'habiter (Augustin Desombres contraint d'exprimer ce qu'il ressent en lui). Ils confrontent l'affectif (Mary) à la raison (les scientifiques réunis au mont Michelson).
Alors que le lecteur peut avoir l'impression de relire une version longue de "Mary la penchée", il découvre petit à petit la richesse thématique du récit, bénéficiant toujours d'images méritant que le lecteur lui consacre du temps. Le cycle des Cités obscures se poursuit par un ouvrage aussi original qu'indispensable : Le guide des Cités.