Ce tome fait suite à Reckless (2020) des mêmes auteurs qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, mais ça vaut le coup. Il est paru sans prépublication initiale en chapitre, en 2021. Il a été réalisé par Ed Brubaker pour le scénario, Sean Phillips pour les dessins et l'encrage et les couleurs sont l'œuvre de Jacob Phillips. La quatrième de couverture comprend des commentaires élogieux Damon Lindelof, Patton Oswald, et du Library Journal. Il se termine avec une postface d'une page rédigée par le scénariste.


1985 fut une mauvaise année. À Huntington Beach, de nuit, Ethan Reckless conduit son combi Volkswagen, à tombeau ouvert pour échapper à ses poursuivants. C'est peine perdue : il finit par percuter un autre véhicule au bord de la plage, et il ne lui reste plus qu'à se mettre à courir sur le sable, en se demandant comment s'en sortir. Il est poursuivi par un groupe de skinheads. En évoquant ce moment, il pense à la musique de ces années-là, Depeche Mode, Duran Duran, à la cocaïne qui allait avec, aux jeunes consommateurs et à leur maladie de peau, au crack qui faisait des ravages dans le sud de Los Angeles. Il a un peu d'avance, mais il peut quand même apercevoir trois skinheads sortir de leur véhicule avec des fusils à canon court et se mettre à sa recherche sur la plage.


Quelques mois avant cette funeste course-poursuite, Ethan Reckless a fait la connaissance de Linh Tran, la libraire à l'accueil de la bibliothèque municipale de Santa Monica. Il était en train de faire des recherches, et Leonard, un sans-abri, se montrait malpoli avec elle, refusant de sortir comme elle lui avait demandé, l'insultant en la traitant de boat-people. Reckless intervient en lui tordant le bras dans le dos et en lui plaquant le visage sur le comptoir, exigeant qu'il présente ses excuses et qu'il sorte. Linh se lève de son siège, fait le tour de son bureau et lui intime de le lâcher : elle peut très bien s'en occuper elle-même. Elle s'adresse d'une voix calme et posée, ferme, à Leonard, en lui disant qu'il pourra revenir demain, sous réserve qu'il porte bien son pantalon. Celui-ci sort tranquillement, en présentant ses excuses à Linh. C'est au tour d'Ethan de s'excuser, et elle insiste sur le fait qu'il a malmené un sans-abri. Il se rend compte que ça l'amuse de le rabaisser ainsi. Il ajoute qu'il aurait besoin de son aide et il sort un livre de sa sacoche en indiquant qu'il est en retard. Elle lève la main en disant qu'elle n'est pas habilitée à percevoir les amendes de retard. Il la détrompe : il souhaiterait savoir qui l'a emprunté et ce qu'il a emprunté d'autre. Elle n'est pas autorisée à répondre à ce genre de question. Il explique que l'emprunteur est décédé. Il souhaite le retrouver, mais c'est une histoire un peu compliquée. Il s'explique : il a été engagé par l'épouse de Richard Fuller pour le retrouver. Ce dernier a disparu alors qu'il pêchait sur son bateau, en laissant une lettre de suicide, il y a cinq ans. Sa femme avait continué à élever seule ses deux enfants. Mais le mois dernier, un ami lui a assuré avoir vu Richard bien vivant accompagnant une femme blonde à l'aéroport de San Francisco. Elle avait alors fait appel aux services de Reckless pour en avoir le cœur net.


S'il est un lecteur régulier des polars du duo Brubaker & Phillips, le lecteur salive d'avance à la perspective d'une histoire tordue, plus ou moins noire en fonction de l'humeur des auteurs, une évocation d'époque, et une forme de nostalgie latente, empreinte d'une tristesse sourde et poignante. Il sait aussi que ce duo évolue à un niveau où il n'y a quasiment qu'eux et qu'ils ne sont en compétition qu'avec eux-mêmes et leurs précédentes œuvres. Ed Brubaker est né en 1966 et il semble bien qu'une partie des souvenirs de son personnage soit les siens par exemple ce qui concerne la musique. S'il sait à quoi s'attendre, le lecteur s'investit avec plaisir dans l'intrigue, sinon aussi car, malgré son nom de personnage de polar, Ethan Reckless présente une réelle épaisseur psychologique, et il raconte à la première personne sa façon de mener l'enquête, avec quelques remarques en passant sur ce qui va advenir par la suite, remarques portant à chaque fois sur la manière dont la situation va empirer. le scénariste tire parti du fait qu'il n'a pas à découper son récit en tranche de plus ou moins 20 pages pour adopter un rythme plus posé, permettant d'installer la sensation d'une enquête qui ne sort pas du chapeau, des indices qu'il faut aller chercher avec un travail patient et minutieux. Il dose savamment les cartouches de monologue intérieur de son personnage principal, parfois présent dans chaque case, d'autre fois absent et cédant la place à une narration plus visuelle avec des dialogues.


Le scénariste date donc son récit explicitement : 1985. le lecteur est en droit d'attendre une reconstitution historique soignée. Comme à son habitude, Phillips le fait de manière discrète et incidente, sans essayer de caser tous les gadgets qui ont pu faire fureur à cette époque. S'il y prête attention, le lecteur remarque un modèle de voiture, la forme de l'ordinateur sur le bureau de la bibliothécaire, le lecteur de microfilm pour consulter les anciens journaux, la coupe d'un maillot de bain, la marque d'un avion de grande ligne, un rolodex, le téléphone public, l'architecture d'un motel d'une chaîne. de même, le scénario intègre la technologie de l'époque, et quelques éléments sociaux comme l'inquiétude généralisée à l'encontre des sectes satanistes aux États-Unis, ou encore la lente transformation de l'héritage des hippies, devenu cauchemar pendant les années 1970, et sa mutation en quelque chose de plus insidieux dans les années 1980. Les commentaires d'Ethan au début mentionnent également les drogues en vogue dans ces années-là et leurs ravages. Ces remarques sont faites par un individu plus âgé, disposant du recul des années pour pouvoir comparer, comme si Ethan évoquait ses souvenirs depuis les années 2010/2020, ce qui donne une saveur nostalgique et tragique à la narration.


Le lecteur suit donc Ethan Reckless dans les méandres d'une enquête laborieuse, mettant à jour l'envers du décor, agissant comme le révélateur d'une époque et d'un endroit. Il y est donc question de l'évolution de sectes satanistes apparues et de l'inquiétude généralisée de l'existence d'abus sexuels ritualisés satanistes aux États-Unis dans la première moitié des années 1980. La forme un peu esquissée par moment des dessins se prête à merveille à montrer des individus inquiétants revêtus d'une robe à capuche leur masquant la plus grande partie du visage, faisant des gestes menaçants, et des femmes dénudées agitées de spasmes incontrôlables, sans oublier la tête de chien coupée encore dégoutante de sang. La forme crue des représentations rend plausible que des individus ayant eu envie de croire à ce genre de pratiques, aient pu y ajouter foi. le lecteur ressent alors un malaise à l'idée de ces pratiques malsaines pour personnes crédules, mais aussi pour individus avides de profiter de leur ascendant. Il comprend que ces quelques sectes satanistes aient fini par figurer dans la mythologie de l'Amérique. Il identifie un autre élément mythologique : le cinéma. La sœur de Linh Tran a donc décidé de quitter le nid familial pour devenir actrice à Hollywood, et l'enquête de Reckless l'amène à chercher des bobines de films, à se rendre dans une boutique spécialisée vendant des projecteurs de film super 8 à usage familial, à interroger des acteurs du milieu : producteur de films B à petit budget, réalisateur du même type de film, directrice de casting. À nouveau le passage des ans a transformé des petits boulots en une véritable mythologie pas toujours ragoûtante, que ce soit sur la façon de traiter les starlettes ou sur la source de l'argent des producteurs. Les auteurs manient ces conventions de genre avec une expertise éprouvée : entre les hommes ayant beaucoup de choses à cacher, et les jeunes femmes obsédées par une réussite coûte que coûte, sachant qu'elles vont la payer de leur personne.


Le lecteur a tôt fait de s'attacher à Ethan, jeune homme désabusé, évoluant en marge de la société et jouissant ainsi d'une liberté enviable, mais convaincu que le bonheur n'est pas fait pour lui. Il comprend sa conviction que son enquête l'obligera à regarder en face des crimes sordides et des actes glauques. Il regarde son visage souvent dénué d'expression, attestant de sa familiarité avec ces exactions commises par une humanité avec une rapacité inversement proportionnelle à son empathie. Il se rend compte que les dessins expriment bien l'état d'esprit d'Ethan Reckless, avec ce fond de noirceur, et ces individus au mieux banals, sinon entachés de leurs fautes plus ou moins graves. Il se retrouve ainsi en empathie totale avec le personnage principal, se détendant comme lui quand il se trouve dans l'intimité de Linh Tran, passant en mode violent comme une seconde nature, ce qui rend plausible les deux ou trois licences artistiques des auteurs, comme lorsqu'il se libère de menottes, ou qu'il se jette sur les skinheads. Il ressent pleinement sa tristesse face à la perte, au deuil, à la perversion inéluctable de l'innocence.


Lorsqu'il replonge dans une bande dessinée de Phillips & Brubaker, le lecteur sait ce qu'il est venu chercher, et il attend un niveau d'excellence, et en plus d'être surpris. En fonction de sa sensibilité, il éprouve plus ou moins d'affinité pour ce personnage récurrent, et d'intérêt pour le milieu dans lequel il évolue. Il peut ne pas se rendre compte de la qualité extraordinaire de la narration s'il y est déjà habitué tellement elle paraît naturelle, et est même un dû. Il est cueilli par les émotions d'Ethan Reckless, et par la qualité de ce polar qui fouaille les aspects cachés du milieu social dans lequel il se déroule. Il peut éprouver une pointe de déception, totalement injuste au regard de la qualité de l'œuvre, s'il est moins en phase avec ce récit qu'avec d'autres du même duo de créateurs.

Presence
9
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le 22 janv. 2022

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