Entamé l’été qui a suivi les tueries terroristes de janvier 2015, L’Esprit du 11 Janvier revient sur la chronologie de ces macabres évènements en cherchant à y débusquer la leçon spirituelle que nous en avons tiré sans toujours la comprendre, sans savoir l’exprimer malgré sa réalité tangible. Essai décalé plus que récit, le scénario de Serge Lehman interroge sans fard et explore
les dessous de l’indicible qui ont porté le cœur collectif d’un pays debout,
uni sans haine face à l’adversité, le tout mis en image sous le trait fin, précis et épuré à la fois, de Gess, pour livrer une analyse pertinente du sacré né là, autant que pour faire mémoire.
« Il est d’usage d’appeler MONSTRE l’accord inaccoutumé d’éléments
dissonants », Alfred Jarry
En partant des premières coïncidences du 7 janvier, de cette ignoble tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo qui devait nécessairement avoir lieu un mercredi lors de la conférence de rédaction – sortie du livre Soumission de Michel Houellebecq et parution de l’hebdomadaire avec l’auteur en couverture, anniversaire de Luz qui lui sauve la vie – Serge Lehman entreprend de décortiquer
tout ce qui se cache de sens dans l’improbable hasard
et, à force d’associations, de corolaires spirituels, dissèque ce qui s’est soulevé autant que ce qui a causé les évènements, ce qui en a découlé et ce qui s’est agrégé spontanément d’un collectif éveillé, réveillé.
Blessé oui, mais debout et conscient.
« Nous essayons de dire quelque chose au monde, même si c’est au
prix de notre dernier souffle, nous en sommes sûrs ; nous sommes
effrayés, nous sommes mourants, nous sommes blessés ; nous avons
quelque chose à dire. Nous voudrions le hurler… Mais ce n’est pas
entendu », Belgin Akaltan
Là où trois fanatiques ont semé la mort avec la volonté de terroriser, d’attiser les haines, de pousser les désintégrations à leur paroxysme pour amener la guerre, l’auteur nous éclaire en douceur et avec finesse sur ce que nous, peuple blessé mais serein, avons su construire de paix, éphémère mais puissante, digne.
« Je suis musulman, pratiquant. J’ai déjà fait mes prières dans le
magasin, dans la réserve. Et, oui, j’ai aidé des juifs. On est des
frères. Ce n’est pas une question de juifs, de chrétiens ou de
musulmans. On est tous dans le même bateau. », Lassana Bathily.
L’Esprit du 11 Janvier vient alors nous rappeler qu’au-delà des différences qui font notre richesse, nous sommes tous frères, semblables en nos attentes, en nos aspirations, comme en nos intimes. Qu’il y a bien évidemment beaucoup plus de choses qui nous lient les uns aux autres qu’il en est qui nous divisent, et que nous en sommes profondément conscients quand la menace plane. Un peu moins malheureusement quand le quotidien reprend ses droits. Sans violence et sans moralisation inutile,
l’essai touche au cœur d’un vécu collectif, partagé,
que personne ne peut oublier, et nous rappelle ce que nous avons porté quand nous scandions ensemble combien nous étions tous Charlie, au-delà de la simple liberté d’expression : une fraternité inconditionnelle, innée parce que nous ne pouvons que nous reconnaitre dans l’autre, même regard, même sang qui suinte et mêmes larmes qui coulent.
Alors oui, l’ouvrage tire sur le mystique, l’assume pleinement.
L’impossibilité, pour une société humaine, de vivre sans
religion.
Au-delà d’une quelconque religion c’est bien de spiritualité qu’il s’agit : mettre des mots et du sens sur ce que nous ne voyons pas, ne pouvons toucher, mais dont pourtant nous sommes certains. Dont nous sommes si conscients que nous ne pouvons le fuir ni le nier. La quête de réponse est universelle, l’angoisse face au vide et face à l’inconnu l’est tout autant. Faire société, c’est choisir de partager ces questionnements, choisir de tenter d’y répondre à travers l’autre.
Ensemble.
Tout le monde était tout le monde. (…) C’est peut-être la leçon
de ce mois de janvier : nous y croyons encore. Nous portons toujours
en nous les plans d’une société où la fraternité ne serait pas
seulement un mot au fronton des mairies mais une réalité vécue.
L’Esprit du 11 Janvier est une très belle expérience mystique. Serge Lehman interroge ce sursaut collectif ponctuel qui s’est effacé dans le quotidien et dont la plupart d’entre-nous n’ont probablement plus conscience au jour le jour plus de deux ans après. En compilant les éléments du sacré, en flirtant avec la douleur et l’émotion enfouies en nos cœurs, Serge Lehman exorcise les impressions qui le hantent autant qu’il vient mettre des mots et du sens sur nos errances. Gess, compère modeste, y met les images, sobres, sans fioritures, mais réelles, vives, qui viennent faire résonnance, qui vibrent en nos souvenirs. L’ouvrage est puissant de ce qu’il nous dit de nous-mêmes sans détour autant que de ce qu’il nous somme de ne pas oublier, puissant de tout ce qu’il nous offre d’avenir aussi.
Indispensable, L’Esprit du 11 Janvier est un essai en bande-dessinée à mettre entre toutes les mains, dès le collège, à lire et à relire régulièrement pour ne pas oublier. Mieux, pour commencer sereinement de poser les bases du monde que nous devons laisser à nos enfants !
Une réflexion sociétale et mystique populaire,
simple. Comme une évidence.