Ce tome est le deuxième d’une tétralogie indépendante de toute autre. IL fait suite à La survivante (1985). Sa première édition date de 1987. Il a entièrement été réalisé par Paul Gillon (1926-2011), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale : La Survivante - Intégrale en 2008.
Paris : le ciel est gris, il pleut sans relâche, un cri retentit avec force dans l’hôtel Crillon. Dans une suite du palace, deux bras robotiques tiennent délicatement un nouveau-né pour l’aider à sortir du ventre de sa mère. De la main droite, Ulysse, un cyber, le prend à la cheville gauche, le nourrisson se retrouvant la tête en bas, et de la main droite il manie une paire de ciseau pour couper le cordon ombilical. Ulysse annonce : c’est un beau garçon ! Il le tient délicatement dans ses bras et il s’adresse à Aude Albrespy, la mère : il le lui avait bien dit, avec quelques séances de moniteur gynéco, mettre au monde ce bébé aura été un jeu d’enfant. Il répète pour être sûr d’avoir été entendu : un jeu d’enfant. Elle lui répond, en lui demandant de bien l’écouter : jusqu’à ce jour, elle n’a pas réussi à mettre fin à ce jeu cruel, cette farce apocalyptique, mais elle ne peut pas, elle ne veut pas accepter d’être mère dans ce monde déshumanisé. Elle hait la chair et le sang dont elle est faite. Et elle ne veut plus jamais voir cette créature, cette particule d’avenir sans avenir qui est son bébé. Jamais. Elle termine : Ulysse peut l’écraser s’il veut, dans ses pinces qui lui servent autant à tuer qu’à donner la vie. Avant de sortir, Ulysse ajoute qu’effectivement plusieurs fois elle a fait semblant de mourir. Il lui enjoint de faire semblant de vivre désormais, il est à son service. Il va coucher délicatement le bébé dans un berceau placé dans une autre chambre, en lui parlant : Voilà son royaume à ce petit d’homme. Et derrière ces portes, ces fenêtres, les portes de son esprit, les fenêtres de ses yeux, il y a un autre royaume, tout un monde à connaître et à conquérir. Ce bébé, qu’il nomme Jonas, est le maître d’un monde.
Du temps a passé, Jonas approche des huit ans. Toujours dans l’hôtel Crillon, il se rend à sa leçon du jour avec Ulysse, ce dernier lui criant qu’il s’impatiente. Jonas rend compte de ses devoirs : il avait résolu dès ce matin le développement du problème de programmation mathématique convexe non différentiel, donné par Ulysse. Le précepteur répond que la solution de l’élève est fausse ! Il a oublié d’introduire le facteur d’entropie dans sa définition. Jonas rétorque qu’il l’a fait exprès : il voulait savoir si les synapses électroniques d’Ulysse étaient encore performantes. Ce dernier le prend mal : son conditionnement le rend absolument infaillible. Il doit maintenant s’absenter, et il rappelle à son élève qu’il a aussi un exercice de physique expérimentale à réaliser. Ulysse sort de la chambre consacrée aux devoirs, et emprunte les couloirs pour aller toquer à la porte de la suite d’Aude. Celle-ci hurle depuis l’autre côté qu’elle lui a déjà dit mille fois de cesser ce grotesque cérémonial. Il rentre et fait observer le désordre à l’occupante, tout en s’inquiétant de son comportement.
Première page : trois cases de la largeur de la page en format paysage pour une de Paris avec l’une des tours de Notre Dame au premier plan, puis une vue de la Maison de la Radio et la musique, enfin une vue de la façade l’hôtel Crillon sur la place de la Concorde. En planche quatre, le point de vue se trouve sur un pont et le soleil levant pare la Seine d’une teinte dorée, les différentes constructions ressortant en ombre chinoise, dont la silhouette de la tour Eiffel, et celle du Palais des Congrès de Paris. Devenu très autonome, Jonas part se promener sur un scooter sur coussin d’air, permettant au lecteur d’admirer la perspective d’un escalier menant à la basilique du Sacré-Cœur, le dôme géodésique La Géode dans le parc de la Villette, une autre vue aérienne du pont de la Concorde, une vue de l’arrière de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, des couloirs et des portillons du métropolitain, des rues de Paris sous la neige, des péniches amarrées à un quai, une séquence finale qui met en valeur l’étrangeté du parti pris architectural du centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (CNAC) conçu par les architectes Renzo Piano, Richard Rogers et Gianfranco Franchini, en particulier les escaliers et les différentes canalisations et tuyaux placés à l’extérieur du corps du bâtiment, entre architecture métallique et modernisme architectural, un environnement technique mettant en valeur l’antagonisme entre le cyber (robot) Ulysse et l’humanité du jeune garçon Jonas.
Autre caractéristique de la série, la nudité féminine. Pour autant, celle-ci commence par prendre la forme d’un plan rapproché sur le bébé sortant de l’utérus d’Aude, couvert de sang et de muqueuses, contrastant avec la rigidité des bras mécaniques d’Ulysse. Planches sept à dix, Ulysse pénètre dans la chambre de la survivante, et accède à sa demande de lui donner du réconfort, dans une relation sexuelle mettant en valeur l’anatomie dénudée de la femme, sans gros plan. Planches quatorze à seize, elle se baigne nue dans la Seine, et rencontre une drôle de bestiole. Planches dix-neuf et vingt, elle se baigne nue dans l’aquarium où la bestiole a été mise, en prenant des poses suggestives. Planches trente à trente-quatre, deuxième relation sexuelle entre elle et le robot, avec une forme de violence. Planche trente-huit, elle revisionne une nuit d’amour torride entre elle et Stanny sur grand écran, en quatre cases dont une générale où la pénétration est représentée. L’artiste dessine la protagoniste sans pudeur, ce qui est cohérent avec son état d’esprit de survivante, seule au monde, rien à cacher, ayant ravalé sa superbe pour accepter l’amour physique avec une machine, aggravé par l’acte criminel commis par Ulysse dans le premier tome. La façon de livrer le corps d’Aude au regard du lecteur correspond au manque d’estime de soi du personnage à ce moment du récit, attestant de cet état d’esprit. Les relations sexuelles apparaissent malsaines, que ce soit la forme d’abandon ou dégout d’Aude pour elle-même, pour sa faiblesse, pour ce monde sans avenir dans lequel elle est la seule survivante.
Par contraste, les représentations du jeune Jonas le montrent comme un enfant plein de vie, curieux, déterminé, entreprenant, plein de ressources, mutin, parfois rebelle, courageux, dur à la douleur, dynamique, très courageux, et capable d’humour. Le lecteur se prend tout de suite d’affection pour cet enfant qui a grandi élevé par un robot, sachant que sa mère se trouvait proche mais ne pouvant pas la voir, sans aucun être humain pour lui servir de modèle, pour le réconforter, pour le serrer dans ses bras, pour interagir avec lui. Le troisième personnage de ce tome est Ulysse, cyber (c’est-à-dire un robot humanoïde programmé, dans le contexte de cette série) : logique et efficace, capable d’une forme d’apprentissage en consultant les banques de données idoines (par exemple sur la gynécologie pour procéder à l’accouchement, ou sur l’éducation d’un enfant pour prendre en charge Jonas). De temps à autre, la rigidité de sa programmation induit un comportement directif, allant jusqu’à la coercition physique, ce qui peut s’assimiler à un mouvement de colère d’un être humain. Les différentes situations montrent bien la limite de la capacité d’anticipation du robot confronté à l’inventivité humaine nourrie par les émotions, à des comportements échappant à une froide logique algorithmique.
La condition de survivante d’Aude Albrespy et l’existence de robots rappellent qu’il s’agit d’un récit d’anticipation et même de science-fiction. Le lecteur chevronné grimace de temps à autre devant des facettes manquant de plausibilité : la ville ne se dégrade pas malgré le manque de maintenance en tout genre, les robots, les bâtiments et les machines continuent à être alimentés en énergie malgré l’absence de toute industrie pour planifier et réaliser les travaux d’entretien basique ou pour extraire les matières premières nécessaires à leur fonctionnement. En outre, il peut s’interroger des conséquences de l’absence d’amour humain sur le développement d’un enfant, confié à une machine ne connaissant que la logique, n’ayant jamais éprouvé d’émotions. Dans le même temps, comme pour le premier tome, le récit charrie des questionnements découlant de manière organique d’un récit de genre science-fiction. À l’évidence, étant seule survivante à sa connaissance, Aude Albrespy n'envisage jamais la question de repeupler la Terre, voire estime que la vie de son fils est inutile et vaine, alors même que le robot Ulysse choisit, du fait de sa programmation, de la préserver. À en croire les dires d’Ulysse, Aude a fait semblant de mourir à plusieurs reprises, posant la question de quel avenir peut envisager le dernier survivant de la race humaine sur Terre. Jonas se fait la réflexion qu’il s’habitue de moins en moins à cette ville qui tourne à vide : des milliers de machines muettes qui officient pour un culte dont les dieux (c’est-à-dire les êtres humains) sont absents, une interrogation sur l’absence de sens d’une civilisation dont les habitants ont disparu. Puis il s’interroge sur le caractère naturel du sentiment d’amour filial pour une mère dont il sait qu’elle existe, mais qu’il n’a jamais vue. Le lecteur finit par comprendre que le comportement d’Aude vis-à-vis d’Ulysse relève du syndrome de Stockholm pervers entremêlé d’une relation de dépendance dans le contexte d’une dépression. Les réflexions d’Ulysse sur le caractère précieux de l’être humain renvoient également à un mouvement de balancier entre une vision égocentrée de l’humanité, et le constat de son unicité pour cette forme de conscience d’elle-même, pour la richesse de ce que génèrent les émotions.
Un deuxième tome où les relations sexuelles se font plus explicites, le fonctionnement de ce futur de science-fiction plus sujet à caution, que ce soit l’absence de prise en compte de l’entropie ou le développement d’un nourrisson privé de contacts humains. Dans le même temps, une histoire où la science-fiction est mise à profit pour un récit d’aventures sous tension, et des questionnements sur la nature humaine dans ce qu’elle a de fragile et d’unique. Inquiétant.