Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2024. Il a été réalisé par Emmanuel Polanco, pour le scénario et les dessins. Il s’agit d’un récit en noir & blanc avec des nuances de gris, rehaussé pas des nuances de rouge-rose. Il comprend deux-cent-quarante-quatre pages de bande dessinée.
Paris, durant l’hiver 1885, le docteur Parent est en train d’écrire une lettre à un destinataire qu’il qualifie d’ami, de nuit, attablé à son bureau devant la fenêtre. Il explique qu’il écrit d’une main tremblante. Il implore son correspondant de comprendre l’importance cruciale des mots qui vont suivre. C’est maître Charcot, leur maître à tous les deux, qui l’a lucidement suggéré de s’adresser à son correspondant. Il ne tarit pas d’éloges le concernant. Tout le monde a pu constater ses talents lors de son apprentissage chez le maître. Ce don qui est le sien de savoir sonder l’âme humaine… Ce don serait d’un grand secours au docteur Parent, au moment où il lui écrit. Car il le confesse, ses certitudes d’homme de science se trouvent aujourd’hui totalement ébranlées. Et pour partager ce sentiment, qui vient du plus profond de son âme troublée, il se doit de lui raconter les derniers mois qu’il a vécus. Mois qu’il qualifierait d’étrangement inquiétants. Cette singulière histoire a commencé un mardi soir pluvieux du mois de juin, les 21 coups de canon en hommage à Victor Hugo résonnaient encore dans le ciel de Paris. C’est alors qu’une jeune femme vint troubler sa modeste retraite. Cette jeune femme, elle s’appelait Mathilde. Sa gestuelle trahissait une grande nervosité.
Par cette nuit pluvieuse, Mathilde gravit les marches de l’escalier en spirale qui monte vers l’appartement du docteur Parent. Elle toque avant insistance, le temps que son hôte se rappelle que sa servante Ernestine a pris son congé. Au ton exalté de la jeune femme, il comprend que ce n’est pas la Mathilde qu’il connaît qui se présente à lui, mais une jeune fille dominée par ses humeurs. Il la fait entrer, et elle lui annonce que Édouard est conscient. Elle ajoute qu’il n’y a pas de temps à perdre et qu’il doit faire ses valises, car ils partent pour Rouen tout de suite. Le docteur objecte qu’il est tard, mais elle insiste : Édouard est vivant ! Il n'y a pas de temps à perdre : les nouvelles du sanatorium sont claires. Il ne reste que peu de temps à Édouard. Un fiacre les attend, un train part dans une heure, et elle veut voir son cousin et entendre ce qu’il a à leur dire. Le docteur Parent estime qu’il est de son devoir d’homme d’expérience et de confiance, de la soutenir dans sa peine. Il prépare sa valise, tout en étant flatté d’être son premier choix. Mais il est vrai qu’un lien particulier l’unit avec son cousin. Car pour être honnête, il se sentait d’une certaine manière, responsable de sa situation. Mathilde était l’épouse de son filleul. Augustin son père et lui le docteur avaient beaucoup voyagé ensemble dans les colonies et c’est par amitié qu’il était devenu le parrain de son fils. Cela comblait en partie le fait qu’il n’ait pas eu d’enfant.
Un titre étrange, et une couverture chargée de symboles : l’œil positionné au niveau du vagin, le personnage masculin dans les jupes de la femme qui semble suivre un fil d’Ariane, l’Ankh symbole de vie, la voilette pour le deuil, les larmes sur la robe. Le lecteur découvre les pages intérieures avec ce point de vue à l’esprit. Il remarque donc ce qui relève d’éléments symboliques : un masque africain dès la première page évoquant l’animisme, des statuettes bizarres sur l’étagère de la bibliothèque dont l’une évoque Cthulhu, cet étrange cadrage sur la cage d’escalier d’un immeuble parisien. Cette vue en plongée sur la cage d’escalier évoque un abyme, et aussi une cavité, avec une connotation sexuelle intentionnelle dans le contexte de ce récit. Cette perspective se trouve répétée en page dix-neuf, alors que le docteur descend l’escalier. Quelques pages plus loin, une petite silhouette en ombre chinoise est la proie des flammes sur un fond noir, évoquant un phénomène de combustion spontanée et de purification par le feu. Les situations évoquant des phénomènes surnaturels ou parapsychiques continuent de survenir : le cadavre d’un lapin à moitié dévoré avec un œil encore vivant, un trou dans le sol semblant sans fond, un drap suspendu s’apparentant à un linceul, un rêve surréaliste, une porte isolée au beau milieu du désert, un trou de serrure révélateur, des dés à jouer avec des faces vierges, etc. Le lecteur sourit en voyant un train entrer dans un tunnel, évoquant une scène similaire dans le film La mort aux trousses (1959, North by northwest) réalisé par Alfred Hitchcock (1899-1980), avec sa connotation sexuelle appuyée.
L’auteur adopte un autre dispositif, cette fois-ci littéraire : un personnage qui raconte son histoire en écrivant une lettre à un ami inconnu. Il annonce que sa main tremble, il implore son correspondant de le comprendre, il fait appel à son intelligence… Diantre, l’affaire doit être grave. Il y a deux détails déconcertants : l’absence d’Ernestine, et la présence incongrue d’une fleur sur le sol. Rien de bien grave. Retour dans le passé : Mathilde agitée, la misogynie ordinaire du docteur Parent, un cousin qui devait être au plus mal et qui a repris connaissance, la lecture de son journal, ce qui renvoie à un passé antérieur, et des phénomènes bizarres comme un incendie et un lapin mort. L’intrigue semble assez claire et elle peut rappeler un roman célèbre de la fin du XIXe siècle. Voilà un jeune homme qui éprouve la sensation d’être épié, d’être victime de tours inexplicables, peut-être d’origine surnaturelle, qui commence à voir des signes là où il n’y a peut-être rien, et qui fait des rêves vraiment bizarres. À l’évidence son inconscient parle, et pour autant le lecteur peut rester aussi dubitatif qu’Édouard lui-même, sans rien comprendre à ces apparitions cryptiques.
À la lecture, il se produit un autre phénomène. Le lecteur constate que les pages se tournent vite, tout en déroulant une narration consistante. En artiste complet, le bédéiste adopte une forme en cohérence avec le fond. Par exemple, il accorde une place significative aux aplats de noirs : pour l’obscurité bien sûr, pour des zones d’ombres, pour des recoins impénétrables à l’œil, pour des chevelures, pour des personnages en ombre chinoise, et également des objets en ombre chinoise, pour certains éléments de décors qui deviennent des masses indistinctes comme si le personnage n’y prêtait qu’une vague attention, ou comme s’ils remplissent un rôle symbolique dans l’environnement, leurs détails n’ayant aucune importance. Bien sûr, les scènes nocturnes sont mangées par les ombres, propices à dissimuler tout et n’importe quoi, rendant chaque lieu inquiétant. Les planches comprennent de trois à neuf cases, avec quelques illustrations en pleine page, et des pages muettes dépourvues de tout mot. Le lecteur ressent comme une sensation de décompression dans la narration, tout en appréciant les atmosphères développées par ces cases aux représentations simplifiées, ces jeux avec les aplats de noir, avec des gros plans sur des éléments surprenants, le contraste qui apparaît avec des lieux représentés avec plus de détails.
Le lecteur découvre que l’auteur a inséré cinq séquences de rêves, successivement intitulées L’homme qui brûle, In utero, L’autre, Ergot, Fabula. Le symbolisme prend alors le dessus : un désert, un homme dont s’échappe un épais panache de fumée noire à la place de la tête, une porte toute seule au milieu du désert, un homme trouvant son chemin en tenant une corde qui s’avère être un cordon ombilical de plusieurs centaines de mètres, une réalité qui vole littéralement en éclats, des dés sans point sur les faces, des yeux qui épient, etc. Il est possible que ces symboles évoquent des souvenirs pour le lecteur, par exemple les décors conçus par Salvador Dalí (1904-1989) pour le film La maison du docteur Edwardes (1945, Spellbound) d’Alfred Hitchcock (1899-1980). Il reconnaît alors l’imagerie associée à aux rêves dans lesquels s’exprime l’inconscient, telle qu’elle était développée au début du XXe siècle. D’ailleurs, il relève la présence du professeur Jean-Martin Charcot (1825-1893), médecin clinicien et neurologue dans le récit, Édouard assistant à une de ses séances, en présence de son plus célèbre élève. Il est également question de spiritisme, avec la médium Yvonne, Raoul Bricquet un personnage distingué lui servant de rabatteur, et Isidore Buguet ayant inventé un appareil photographique capable de saisir les esprits sur la plaque. Intrigué par des noms aussi particuliers, le lecteur peut avoir la curiosité d’aller chercher sur internet. Il découvre alors un photographe dénommé Édouard Buguet, connu pour être le chef de file de la photographie spirite en France. Le récit apparaît alors comme un hommage à l’engouement pour le spiritisme de l’époque, aux fantasmes générés par la psychanalyse naissante, ainsi qu’à la littérature qui en a découlé, Guy de Maupassant (1850-1893) étant présent à la séance du docteur Charcot à la Salpêtrière. Au-delà de cette évocation, le lecteur peut également percevoir la mise en scène de la capacité de l’esprit humain à évoluer entre croyance et crédulité, à s’auto-persuader, à manipuler autrui. Cette dernière tentation est illustrée à la fois par les pratiques malhonnêtes et cupides d’Yvonne et Raoul Ricquet, ainsi que par la séance d’hypnose imposée à Mathilde par une forme d’intimidation émotionnelle dérangeante.
Une couverture chargée de symboles de nature psychanalytique, rehaussée par l’intégration du mot Rêve dans le titre. Une narration visuelle qui semble aérée, avec des formes simplifiées très faciles à lire. Une enquête à rebours sur ce qui a pu survenir à Édouard, le cousin de Mathilde. Au fur et à mesure, une plongée dans le spiritisme de la fin du dix-neuvième siècle, dans son imagerie, dans ses arnaques mondaines, avec des images troublantes, jusqu’à la réalité des tours que l’esprit humain peut jouer à n’importe quel individu. Troublant.