Jean-Michel Charlier aime tellement élaborer des plans compliqués et les mille et une façons de les faire foirer qu'on se demande bien pourquoi il a tant attendu avant de faire une incursion dans le genre qui s'y prête peut-être le mieux : l'univers carcéral.
La Grande Évasion dans l'Ouest, tel pourrait être le sous-titre de cet Homme qui valait 500 000 $. La structure du récit est donc assez basique et se divise donc essentiellement en deux : Blueberry et Trevor essaient de s'évader de la forteresse de Corvado, tandis que McClure, Red Neck et Chihuahua Pearl essaient de l'en sortir, avec le concours incommode des jayhawkers Finlay et Kimball.
En revanche, les péripéties et ressorts utilisés pour arriver à ce résultat sont bien plus complexes, et pour ainsi dire bordéliques. Comme si, précisément pour palier à la trop grande simplicité du concept, il avait voulu trop en faire. Essayons de détricoter tout cela pour voir.
Le colonel sudiste Trevor, alias Lyndsay, la seule personne au monde à connaitre l'emplacement de l'or dont il avait la charge, est enfermé à la prison de Corvado, forteresse d'Emiliano Lopez, gouverneur vaniteux et corrompu de l'État du Chihuahua. Par un ressort qui n'est pas sans rappeler Le Bon, la Brute et le Truand, nous avons là affaire à un jeu de dupes dans lequel aucun des participants n'a toutes les cartes en main : Chihuahua Pearl connait Trevor et l'existence du trésor, mais elle est bloquée hors de la prison. Blueberry connait l'existence de Trevor mais pas son visage. Vigo puis Lopez savent que l'homme qui a caché le trésor est à Corvado, mais ignorent son nom et son visage. Pareil pour les jayhawkers, bloqués à l'extérieur eux aussi.
Une poule n'y retrouverait pas ces petits ! Heureusement, Charlier va conduire certains de ces électrons à se percuter, chacun de leur côté, jusqu’à ils finissent par arriver au même endroit au même moment. Blueberry est ainsi capturé par les Mexicains dès les premières planches. Plutôt que de le remettre à Vigo cependant, Lopez, qui méprise son président "indien" Benito Juarez et se verrait bien garder le magot pour lui seul, torture l'infortuné ex-lieutenant pour qu'il lui révèle ce qu'il sait.
Si notre ami Tsi-Na-Pah croyait avoir touché le fond du fond avec sa traversée du désert de La Mine de l'Allemand perdu puis les ronces de l'album précédent, il va vite déchanter : d'abord fouetté, puis contraint de courir sous la menace d'un crotale, il est ensuite empoisonné à l'eau pimentée puis jeté dans un trou obscure où il ne peut ni s'asseoir ni s'allonger ! Le tout en l'espace de deux planches ! Charlier a-t-il songé à consulter avant de les taper sur sa mythique machine à écrire ? En tout cas j'aimerais beaucoup savoir où il est allé chercher le coup du trou, s'il est basé sur une quelconque réalité historique ou si c'est le fruit de son "cerveau tordu", comme il le dit si bien lui-même.
Pendant ce temps, Jimmy McClure et Red Neck passent un moment un peu plus agréable à la Casa Roja, bien que la fourberie de l'escamoteur Boudini les laisse sur la paille et les oblige à s'allier à Finlay et Kimball. Cela donne lieu à plusieurs scènes amusantes, notamment lorsque les deux Sudistes malmènent un Boudini contraint de jouer les agents triples, mais d'une manière générale cette partie de l'histoire n'est pas la plus intéressante. Ils parviennent à libérer Blueberry et Trevor en détournant un troupeau de taureaux qu'ils jettent sur Corvado, et c'est tout ce qu'il vous faut savoir. Beaucoup de blabla pour en arriver là.
Plus intéressante, Chihuahua Pearl continue de prouver pourquoi elle est l'un des meilleurs personnages de toute la série. Son jeu est en effet beaucoup plus trouble que dans l'album qui portait son nom : toujours consciente que jamais elle n'obtiendra l'or seule, elle use de son charme d'abord pour embobiner McClure, Red Neck et Boudini puis pour séduire Lopez, qui la demande carrément en mariage ! La belle accepte en échange de la vie sauve pour Blueberry, preuve qu'il y a un cœur qui bat derrière ses charmants atours. Ce que le gouverneur à la fine moustache et l'ex-lieutenant au nez cassé ignorent tous deux, à leur grand dam, c'est que Pearl est déjà mariée… avec Trevor ! Rien de bien romantique cependant, elle l'a épousée après une nuit d'ivresse pour lui tirer les vers du nez, ce qui en dit long sur ses ressources là encore.
En parlant de Trevor, le personnage s'avère assez attachant lorsque Blueberry finit enfin par lui mettre la main dessus. Beau blond longiligne, son idéalisme et son inébranlable dévotion à sa cause perdue contrebalancent parfaitement le cynisme grandissant de Mike – pas étonnant qu'il y ait autant d'attirance entre lui et Pearl ! Bon, passons sur le fait que Trevor est sûrement un raciste, j'aime tout particulièrement la scène de leur fausse évasion, nouvelle séquence nocturne magistralement dessinée et mise en couleurs par Gir, et notamment le moment où Trevor colle une balle "entre les deux yeux" (encore un charlierisme que j'adore) du provocateur Butch Reagan – comment pourrait-on ne pas avoir envie de coller un bastos à un type avec un nom pareil, surtout lorsque Giraud pousse l'humour jusqu'à lui donner les traits exacts de Terence Hill ?
Idéaliste certes, mais pas béni-oui-oui pour autant, contrairement à Graig dans les premiers tomes. Pas naïf non plus, il ne se fait aucune illusion sur les sentiments de sa femme à son égard, même s'il lui laisse un dernier indice sur l'emplacement du trésor, en cas de pépin… oh, et il ne se soumet à Finlay et Kimball que contre leur promesse d'épargner Pearl, Blueb', Jimmy et Red Neck. Pauvre Trevor, c'est mal connaitre Jean-Michel Charlier, pour qui la parole de ses méchants n'a guère plus de valeur qu'une tique mexicaine !
En attendant, les retrouvailles entre le duo de renégats confédérés d'un côté et Trevor (leur ancien commandant apparemment, le monde est petit) et Blueberry sont pour le moins glaciales. Dire que c'était Peace and Love la dernière fois que nous les avions vus ensemble, tout frais d'avoir empêché une guerre indienne ! À présent Kimball veut les abattre sans sommation avant de leur promettre des tortures pires que celle du Chinois de Lopez (car oui, Lopez a un cuisinier chinois tortionnaire, parce que pourquoi pas ? Tout le monde est tortionnaire dans le Mexique de Charlier). L'intelligence de Trevor nous évite un énième snuff-movie mais comme nous pouvons le constater, l'âme des ex-Beatles du vieux Sud est désormais plus noire que grise… j'ai hâte de revenir longuement dessus dans ma critique du prochain tome !
Plus réjouissant, les noces de Pearl et Lopez constituent l'un des moments les plus amusants de la série. La tête du maitre de cérémonie Boudini lorsqu'il se rend compte que la belle lui a piqué son Derringer ! Cruelle négligence, car c'est avec cette petite arme qu'elle règle son compte à l'escamoteur transalpin deux planches plus loin (légitime défense, à ma grande déception, mais le lectorat Pilote des années 70 n'était probablement pas prêt à une exécution de sang-froid par la main d'une femme) avant d'abandonner en plein désert le pauvre Lopez, grotesque dans sa cape et son uniforme blanc-et-or digne de La Croisière s'amuse.
Il n'y a pas à dire, ça devient de plus en plus épuisant d'écrire sur Blueberry ! Chihuahua Pearl fourmillait d'idées et d'intrigues fleurant bon le western-spaghetti alors à la mode, mais L'Homme qui valait 500 000 $ pompe à tout va et part dans tous les sens. La prison mexicaine, les tortures raffinées, le cuisinier chinois, Terence Hill (mais pas Bud Spencer?), le mariage, les taureaux… il y a de quoi avoir le tournis. Le problème n'est pas tant que tout cela ne s'emboite pas bien, c'est surtout que Charlier nous noie de dialogues qui sentent un peu le déjà-vu et rendent l'ensemble moins fluide et un peu plus étouffant que d'habitude.
Il en résulte que le dessin de son complice Giraud, certes toujours aussi excellent, a moins d'espace pour s'exprimer – hormis durant la fausse évasion nocturne susmentionnée ou durant les dernière planches dans la magnifique caverne d'Ali Baba de Trevor. Mais l'attaque de Corvado, par exemple, est loin d'être aussi épique que ce qu'elle aurait pu être, malgré les taureaux et même une mitrailleuse !
Je ne veux cependant jeter la pierre ni à Giraud ni à Charlier, car l'album reste très bon alors même que j'ai l'impression qu'ils reprenaient leur souffle avant la véritable explosion nucléaire du prochain… ce sera une tuerie, dans tous les sens du terme, je vous le dis !