L'Île maudite - Alix, tome 3
6.9
L'Île maudite - Alix, tome 3

BD franco-belge de Jacques Martin (1957)

Troisième des « Aventures d’Alix », ce volume rend sensible une certaine évolution de Jacques Martin vers un équilibre entre l’invention pure et un certain nombre de constantes qui se perpétueront dans son œuvre. Le déficit de cohérence et d’unité d’action, évident dans « Alix l’Intrépide », est maintenant nettement corrigé : il y a bel et bien une unité d’action : Alix cherche à récupérer un savant, Lydas, qui a été enlevé et se trouve détenu sur une île de l’Atlantique, île qui n’est « maudite » que par la grâce d’une imprécation théâtrale mais peu vraisemblable d’Alix, planche 56, imprécation dont la seule finalité est de justifier le cataclysme vengeur et cathartique qui clôt le récit. Alix se fait en l’occurrence une sorte de porte-parole du Destin, affirmant presque en style prophétique la prééminence du bon droit et de la morale immanente.


Si cet album peut être classé sous l’étiquette quelque peu insolite de « science-fiction rétrospective », c’est que Jacques Martin s’y livre à une opération qu’il renouvellera – parcimonieusement – dans d’autres récits : partir des technologies et des connaissances attestées à une certaine époque (avec Alix, on peut tabler sur l’acquis scientifique à l’époque du Ier siècle avant Jésus-Christ), et imaginer que des progrès ont été réalisés à cette époque-là pour aboutir à des inventions techniques qui, ou bien n’ont jamais été réalisées pour de bon, ou bien ont été réalisées, mais à un moment historique nettement postérieur.


Bien que relativement peu cité dans cet album, le personnage principal auquel s’adosse le scénario est Archimède (287-212 avant Jésus-Christ), dont les inventions les plus spectaculaires (miroirs ardents, catapultes et balistes utilisées lors de combats navals, vis sans fin, roues dentées...) sont largement utilisées – et fictivement perfectionnées – dans l’intrigue de cet album. Il faut y ajouter les procédés incendiaires, au moyen de bitume ou de naphte répandus sur l’eau, qui existaient avant Archimède, et permettaient de mettre le feu à des navires ennemis. Pour faire bonne mesure, Jacques Martin place encore la poudre explosive, prenant argument du fait que, dans « Le Sphinx d’Or » (deuxième aventure d’Alix), le méchant Arbacès en aurait eu communication au cours de contacts avec le monde chinois (planche 24). Et il y a encore la machine à vapeur (planche 37), en avance d’un siècle sur le réel (Héron d’Alexandrie date du siècle suivant), et les fonderies de métal (planche 40) !
Évidemment, il arrive à Martin d’en faire un peu trop dans cette « science-fiction » : ses « miroirs ardents » ont un effet foudroyant qui les apparentent à des lasers ; des combats de rues à l’arbalète et à l’arc qui ressemblent beaucoup à des combats urbains au flingue de films de gangsters, et la flèche explosive lancée au sol (planche 43) a beaucoup d’affinités avec la grenade lancée par Sharkey dans « S.O.S. Météores », de Jacobs.


Donc, cette île « maudite », dirigée par un candidat à la maîtrise du monde, surarmé et antipathique à souhait, Sardon (aidé par les fourbes de service, Galo – bedonnant homme d’affaires – et Arbacès – « méchant » archétypique) n’est pas sans entrer dans la problématique géopolitique de 1957 (date de publication de « L’Île Maudite ») : ce monde hors du monde (quasiment situé à l’emplacement des « Îles Fortunées » mythiques, « au-delà des « Colonnes d’Hercule » (le Détroit de Gibraltar) – donc pas très loin non plus de la localisation hypothétique de l’Atlantide), ce monde hors du monde n’est pas sans rapport avec la Guerre Froide : pour un Occidental de 1957, quelle puissance agressive et située « hors du monde » (libre) cherchait à dominer la planète par une course à la technologie, militaire en priorité ? L’U.R.S.S., évidemment. Sardon n’a pas le physique de Staline (mort quatre ans plus tôt), mais il en manifeste l’ambition sans frein et l’arrogance effrénée, propre aux grands impérialistes.


Parmi les autres constantes scénaristiques mises en œuvre par Jacques Martin (en plus de la haute technologie rapportée à son époque) ; citons :


• la récurrence d’un « méchant », rusé, intelligent, au courant des bons usages et d’une grande souplesse d’adaptation à tous les milieux ; toujours en train de manigancer des coups tordus, et mieux au courant que tout le monde du danger présenté par le héros : cet Arbacès (qui, comme les Pieds Nickelés, se fatiguerait nettement moins en travaillant honnêtement) n’est pas sans parenté avec Axel Borg, l’ennemi traditionnel de Guy Lefranc, dans une autre série de Jacques Martin. Cet Arbacès est pourtant supposé terminer sa carrière dans cet album. Libre au lecteur d’y croire (planche 60) : une résurrection est si vite arrivée !


• la fin apocalyptique : incendie purificateur, explosions en chaîne, tremblements de terre, raz-de-marée, assaisonnée d’un massacre convenable de combattants, y compris du côté des bons (« Alix l’Intrépide », « L’Ouragan de Feu ») ; la tragédie n’est pas absente des récits de Jacques Martin.


• le choix de privilégier la pédagogie visuelle par rapport au maintien du rythme de l’action. Jacques Martin adore introduire dans ses histoires d’Alix des narrations et rappels d’histoire antique ou de traditions plus ou moins fictives, bagage obligé des jeunes lycéens de l’époque, quitte à laisser place à des exposés qui ralentissent un peu le mouvement.


o L’auteur met ici en scène une collection impressionnante de costumes antiques reconstitués, issus de tout le monde romain antique et de ses marges, et dont la variété de formes, de couleurs et d’ornements peut rendre le lecteur mélancolique quand il compare avec son milieu actuel, hautement codifié, enfliqué et dépourvu d’audace.


o Les décors architecturaux et artistiques (statues, navires, paysages, parcs, édifices) privilégient ici Carthage antique, le monde égyptien connue du grand public, et quelques éléments phéniciens. Martin ne serait pas satisfait s’il n’avait pas rendu compte de la richesse du monde méditerranéen en fin d’album. Il en résultera, d’ailleurs, des publications franchement pédagogiques, telles que « Le Costume Antique » (3 volumes), et « La Marine Antique » (2 volumes), sans compter les albums prenant pour sujet l’architecture et l’urbanisme des grandes cités et pays antiques, dont Carthage et l’Egypte (Casterman).


o On appréciera l’exploitation qui est faite des canalisations enterrées d’eau chaude des thermes de Carthage (planche 11), d’où l’on passe sans transition vers un théâtre où les acteurs portent des masques porte-voix (planches 11 et 12) ; beaux jardins paysagers (planche 14) ; exploitation classique d’un aqueduc pénétrant dans une ville (planche 47), et, inévitablement, de l’affreux Moloch qui avale les victimes dans ses flancs enflammés (planche 49).


o L’exposé pédagogique d’Arbacès sur les savants grecs antiques (planche 45) est accompagnée de bustes avec légendes en alphabet grec archaïque.


• La relation Alix-Enak ne présente encore aucune suggestion érotique : Enak, mignon, plus féminin, plus fragile, est voué à jouer les entraves dans les entreprises d’Alix, un peu comme une princesse qu’il faut aller récupérer à tout moment, parce qu’elle ne peut pas suivre à la course, parce qu’elle se fait enlever ou prendre en otage. Encore visiblement plus jeune qu’Alix, Enak est dans sa phase « enfant qui joue », paterné par un grand frère digne et viril. Enak est donc d’office féminisé, et la suggestion d’une relation érotique entre les deux garçons se précisera avec le temps, sans être jamais complètement explicite. Les tuniques sont encore longues jusqu’aux genoux, et seules les nudités occasionnelles peuvent émoustiller le lecteur.


• Les facilités que se permet Jacques Martin pour faire avancer l’action : cette histoire d’île peuplée d’Égyptiens qui s’y terrent en plein Atlantique est complètement invraisemblable, et ne sert à donner des alliés à Alix au bon moment ; de même que la présence, presque loufoque, de soldats résistants à Sardon sur l’Île Maudite (planche 38). Et le discours d’Hatmès, concentré en une seule vignette de la planche 52, peine à justifier son intervention tellement il est rocambolesque et mal intégré au rythme du récit.


Le dessin a évolué depuis « Alix l’Intrépide », mais Alix est toujours dessiné « Old Style Martin » : les détails physiques, anatomiquement plus précis dans la grande période « classique » de Jacques Martin (reliefs, musculatures) sont à peine suggérés par de simples points, de traits brefs, des arrondis d’encre noire faisant fi du moindre dégradé de couleurs ou de luminosité. Ici, le Maître qui dessine Alix reste encore étroitement dans la lignée du dessin d’Edgar-Pierre Jacobs, et on n’en finirait pas d’énumérer les affinités entre les deux géants de l’école « Tintin » d’avant 1960 : abondance des récitatifs faisant double emploi avec l’image, lettrages, petites vignettes (toutefois moins platement alignées que dans « Alix l’Intrépide », et faisant souvent place à un réel souci de mise en page suggestive), physionomies typiques des personnages (Sardon (planche 39) a le visage caractéristique des « méchants » élégants et rusés de Jacobs : Olrik, Magon – pour ne rien dire du nom lui-même de « Sardon », bien dans la ligne méphistophélique de ce type de personnage), attitudes corporelles, nuages mauves prodigieusement étirés aux contours dramatiquement déchiquetés, contre-jour, tornades, voire motifs égyptiens (planche 31)...


Un récit mouvementé, riche d’images évocatrices et d’une belle imagination. Le Maître commence à se faire la main et à imposer son génie pédagogique d’évocation d’un monde révolu.

khorsabad
8
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le 19 mai 2015

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khorsabad

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Wor
8

Critique de L'Île maudite - Alix, tome 3 par Wor

Très bon album, l'histoire est assez passionnante, surtout la deuxième partie avec cette infiltration dans cette ile. Mais toute l'histoire est bien. Seule la fin est un peu décevante avec ce...

Par

le 18 mai 2018

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