"L'Ile Noire" a une place à part dans mon enfance : alors que j'avais "hérité" (de qui, je ne sais plus...) d'une collection quasi complète des "Tintin et Milou" publiés à l'époque - on était à la moitié des années 60 -, cet album, ô horreur, n'y figurait pas ! J'ai donc attendu quelques années en bavant devant la superbe couverture de la réédition (celle avec Tintin - vêtu d'une tenue écossaise ! - et Milou découvrant la sinistre Ile Noire depuis leur barque) qui laissait présager une aventure "gothique" lourde de sens. Je fus un peu surpris (déçu ?) en lisant enfin ce livre tant désiré par la relative neutralité de la longue course poursuite précédant cette fameuse arrivée, à travers le plat pays flamand, puis une campagne plus anglaise que réellement écossaise... même si le long combat final dans le château entre Tintin et les faux monnayeurs, avec un maxi-gorille (ou un mini-King Kong, comme on veut) au milieu, m'avait paru des plus réjouissants. Découvrir en 2016 la version "originale" - mais colorisée - permet de réévaluer cet album certainement un peu mineur au sein de l’œuvre d'Hergé : mieux aimée par les aficionados, cette version bénéficie en effet d'une rondeur, d'un dynamisme, d'une vitalité, un peu dilués dans les versions ultérieures, plus parfaites techniquement, mais plus froides (eh oui, il y a eu pas moins de trois versions différentes de "l'Ile Noire" : est-ce le signe d'une certaine insatisfaction d'Hergé vis à vis de sa création ?). Si les péripéties qui arrivent à un Tintin en perpétuel mouvement (en perpétuelle fuite ?) renvoient aux premières aventures du petit reporter, et que, du coup, certaines d'entre elles, peu vraisemblables, commencent à être usées, il y a heureusement assez d'originalité pour sauver l'album : les multiples chutes, blessures et accidents de Tintin (envoyé deux fois à l'hôpital !), l'alcoolisme de Milou, qui se fera battre (!) par son maître, les acrobaties aériennes des Dupondt, le long gag des pompiers à la poursuite de la clé de leur garage, tout cela fait de "l'Ile Noire" un petit plaisir un peu régressif, qui pallie largement à un imaginaire beaucoup plus riquiqui qu'à l'habitude. Pour conclure, faisons - comme tout le monde l'a fait - la triste constatation que, après s'être attaqué au bolchévisme, au capitalisme, à l'impérialisme japonais et au chaos sud-américain, il est triste que Hergé n'ait pas dirigé ses canons plus directement contre le national-socialisme dont la menace se faisait terriblement concrète (on sait que cette histoire de faux monnayeurs est inspirée d'un fait réel de fausse monnaie commandité par le IIIème Reich... mais c'est quand même bien peu !). [Critique écrite en 2016 après la lecture de la version originale du livre]