L'un des thèmes qui s'installe dans ce recueil est l'affectation d'Achille Talon à la rédaction du journal "Pilote", transformé en "Polite" (Mâtin ! Quel journal !). Etonnante profession que celle d'un personnage de bande dessinée, apparemment considéré comme responsable de ses propres gags par le très colérique Goscinny ("Le petit rédacteur en chef") ! Talon se fait régulièrement engueuler quand ses gags semblent céder à la paresse ou à la facilité. Ce qui n'empêche pas, épisodiquement, de mettre en scène Greg lui-même en tant qu'auteur modérément inspiré.

Donc, non content d'être contraint de défendre ses propres productions vis-à-vis de Goscinny, d'être simultanément dans la bande dessinée et en-dehors pour jeter sur elle un regard critique, Achille Talon franchit un pas supplémentaire : se transformer en théoricien et pédagogue de la bande dessinée. L'argument de base est de faire accomplir les premiers pas dans cet art aux jeunes lecteurs qui se prennent de vocation pour leurs crayons; par ailleurs, les gags qui exploitent ce thème se rattachent à une époque où les premières études sérieuses sur la BD commençaient à s'imposer, et Talon en récupère ironiquement le jargon imbuvable ("littérature graphicoïdale d'émanation narrativo-psychanalytique émotionnelle appliquée", gag 184A); c'est l'époque des prétentions sémiologistes, couvertes de l'autorité d'un Roland Barthes, par exemple les livres de Numa Sadoul (qui s'est reconverti opportunément vers la mise en scène d'opéras lorsque le feu Barthéen commençait à passer de mode dans l'opinion). Voir le gag 204 pour avoir une caricature de ces glossateurs médiatiques de la BD.

Talon nous joue donc le rôle de Janus de la BD : dedans-dehors, objet passif des décisions de Greg et critique actif de ses propres productions et de la BD en général. A cela s'ajoutent, en tant que source d'inspiration, tous les problèmes techniques rencontrés par la vie de la rédaction de "Polite" : retards colossaux, pannes d'imprimerie, pages blanches à noircir d'urgence (y compris par un sandwich, gag 192). Les illustres personnages de l'équipe de "Polite" sont croqués à droite et à gauche : l'épais Jean-Michel Charlier, beaucoup plus débonnaire que Goscinny, toujours armé d'un sandwich qui constitue son emblème. Et Gotlib, Gébé, Parras, etc.

Cet album marque une amplification des débordements verbaux de Talon : les phrases s'allongent en une langue châtiée, voire recherchée, manifestant un souci apparent d'exactitude scientifique et d'élégance sociale. Le comique naît de ce que cette maîtrise talonienne de la verbosité se révèle en porte-à-faux avec les circonstances concrètes : gag 192, Talon prononce un discours d'une étonnante longueur et d'une grande finesse analytique... juste le temps de glisser et de tomber au sol. On dirait ces chanteurs d'opéra qui clament leur agonie pendant deux heures sur la scène. Gag 217, Talon parle si bien le français que les gosses ne le comprennent pas. Et encore, on était en 1970, alors j'te dis pas aujourd'hui : les boutonneux ont besoin d'un lexique Talon-texto en ligne pour comprendre ce qu'il raconte.

La vie sociale de l'époque transparaît dans les gags : l'ironie au sujet des noms exotiques et généralement imprononçables des joueurs de foot (gag 197 - l'internationalisation du recrutement des joueurs, phénomène capitaliste et spéculatif s'il en est, était nouveau à ce moment-là).

La jubilation créative de Greg en tant que dessinateur le pousse à créer une planche au moyen d'un style enfantin (mais, même là, l'exactitude des courbes et du placement des traits trahit le professionnel). Cette même énergie mal contenue de Greg se manifeste par le ton mordant et sarcastique des répliques alors même qu'il n'y a pas de raison particulière pour que les personnages fassent preuve d'agressivité (gag 215). Elle se manifeste de même dans l'emploi de moyens disproportionnés pour vider une querelle entre deux personnages (gag 219).

Avec Virgule, Talon doit s'habituer à comprendre que la pensée des femmes est contraire à leurs paroles (gag 221). La fascination de Talon pour les codes sociaux les plus raffinés (toujours notre bourgeois qui veut devenir gentilhomme) le pousse à des démarches qui butent contre l'émergence des passions (gag 235). Quant à la rivalité avec Lefuneste, elle constitue un leitmotiv où l'ingéniosité des personnages en matière de nuisance atteint des sommets (gag 237).

Un classique de la rigolade.
khorsabad
8
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le 10 mars 2013

Critique lue 310 fois

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khorsabad

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