Genèse d'un renégat passionné
Le vent de l'aventure souffle dans cette biographie de Bonneval Pacha (Claude Alexandre de Bonneval), personnage authentique (1675-1747), officier de l'armée française lors des guerres européennes compliquées de la fin du règne de Louis XIV et du règne de Louis XV. Genèse atypique pour ce récit, prévu en quatre tomes : c'est un descendant de Bonneval Pacha, Gwen de Bonneval, qui a élaboré le scénario et le texte du récit. Intrigué par un tableau représentant le héros, et qui se trouvait dans la chambre où, enfant, ses grands-parents le logeaient, Gwen de Bonneval s'est livré à une méticuleuse recherche historique, dont témoigne l'impressionnante bibliographie de la page 57.
Ce souci de la vérité historique vaut à ce tome 1 de recevoir la recommandation d' "Historia" (autocollant sur la couverture). Ce label n'autorise guère les remplissages romanesques que se seraient autorisés un Alexandre Dumas ou un Michel Zévaco lors des années calmes des personnages historiques auxquels ils se référent. Pourtant, la vie intense de Bonneval Pacha, colérique, passionné, bon militaire, plusieurs fois renégat et passé à l'ennemi au cours de son existence, retrouve aisément le ton de ces grands narrateurs du XIXe siècle. Suffisamment célèbre de son temps pour figurer dans les Mémoires de Saint-Simon, et avoir correspondu avec Voltaire, Bonneval Pacha passe pour avoir été un grand gosse turbulent mais sympa, qu'on ne peut pas complètement détester. Ceci dit, ses actions de guerre parfois cruelles (pages 48-49), son esprit libertin, ses manières cavalières ne devaient pas plaire à tout le monde.
Gwen de Bonneval a rédigé un texte fort rigoureux, ne reculant pas devant les technicités du vocabulaire maritime lorsqu'il le faut, citant in extenso - parfois un peu trop longuement - les textes et bons mots émanant de son héros lui-même (pages 38-39, 40, 43). Des longueurs aussi pour exposer un banal contentieux financier (pages 53-55).
Courageux, mais de caractère pas commode, Claude Alexandre de Bonneval se fâche facilement avec des personnages qu'il aurait pourtant intérêt à ménager : son propre frère (pour des questions d'héritage), ses supérieurs hiérarchiques (dont le ministre de la Guerre Pontchartrain). Sa vie amoureuse est riche en filles de tavernes, en nobles dames souvent mariées (cocufier son propre Ministre n'est pas donné à tout le monde (encore que, le plus souvent, ce ne serait qu'un juste retour des choses) - page 25), et, optionnellement (ou pas), en compagnons de guerre qui le sollicitent sans que cela semble beaucoup l'effaroucher. Grand lecteur, détenteur d'une culture remarquable, fin et spirituel (pages 28-29), peu soucieux d'approfondissements religieux ou mystiques, Bonneval Pacha a le caractère d'un Porthos et l'esprit d'un Figaro.
La mise en récit de cette biographie est d'une facture assez classique : le chevalier Bauffremont (un freluquet emperruqué ayant réellement existé) interviewe Bonneval Pacha vieilli (66 ans) alors que ce dernier est devenu Pacha Ottoman à Constantinople. Ce prétexte à la narration est rappelé avec discrétion au cours de l'album (pages 24, 52), pour faire la part belle aux scènes de guerre et aux coups de colère de Bonneval Pacha.
On ne dira pas que le dessin d'Hugues Micol magnifie la narration. Certes, les personnages sont bien typés physiquement, mais peut-être un peu trop, avec une tendance expressionniste à souligner les traits saillants des visages (arcades sourcilières, bouches, arrondis des physionomies...) tout en estompant les détails sous des appositions de couleurs nuancées, mais pas toujours du plus heureux effet. Cet expressionnisme vire parois à l'exagération irréaliste, peu en harmonie avec le sérieux et la rigueur du texte de Gwen de Bonneval. De Bonneval âgé, on voit surtout les poches sous les yeux. Si Bauffremont est un petit jeune homme naïf assez bien croqué, on déplorera les disproportions corporelles des deux enfants page 12 (énormes têtes, pieds minuscules). Les décors, bien documentés, rendent fort bien l'atmosphère des demeures aristocratiques du XVIIIe siècle, avec une mention spéciale aux combles du château (page 16) où Bonneval se réfugie pour lire. De nombreux portraits officiels de personnages militaires ont été réutilisés pour mettre en scène les différent officiers (Tourville, page 20; Catinat, page 37 - Villeroy page 38).
Un récit au rythme soutenu, restituant bien la vie de l'un de ces ogres emportés et jouisseurs qui ne servent guère la morale, mais qui séduisent et convient à l'épanouissement des sens et des passions.