Ce tome fait suite à Les liens du sang (épisodes 6 à 10). Il faut avoir commencé par le premier tome Le sang va couler pour comprendre les enjeux du récit, et savoir quelles relations unissent les personnages. Il contient les épisodes 11 à 15, initialement parus en 2015, écrits par Joshua Williamson, dessinés et encrés par Mike Henderson, avec une mise en couleurs d'Adam Guzowski. Adam Markiewicz a aidé Henderson pour les dessins de l'épisode 12.
Ce n'est pas la joie à Buckaroo dans l'Oregon, la ville ayant engendré 16 tueurs en série. Nicholas Finch (de la NSA) a serré Edward Warren (le présumé tueur en série, surnommé Nailbiter) et cette fois-ci il est bien décidé à aller au fond des choses en employant tous les moyens à sa disposition, à commencer par son expertise dans le domaine des interrogatoires avec techniques de torture. De son côté, l'agent Barker (du FBI) n'en mène pas large, car elle reprend connaissance alors qu'elle est dans une cage, dans la pénombre d'un des souterrains situés sous le cimetière de Buckaroo, avec un autre prisonnier dans une autre cage à un mètre de la sienne.
L'interrogatoire de Warren par Finch ne se déroule pas comme il le devrait car ce dernier n'arrive pas à prendre le dessus sur son prisonnier. Le séjour de Barker prend une tournure macabre quand son geôlier commence à pratiquer le démembrement. Pendant ce temps-là, la shérif Shannon Crane entend bien profiter de son jour de repos. Après avoir souhaité une bonne journée à sa femme Meredith, le révérend Fairgold se rend à l'église pour exhorter ses fidèles à l'action. Ça tombe bien car tout le monde a amené son costume.
Joshua Williamson joue à un jeu dangereux : sa narration est constamment sur le fil du rasoir, entre scènes choc, révélations qui décoiffent, et artifices narratifs qui montrent leurs limites. Il a créé un concept de départ accrocheur, à savoir une ville qui accumule les naissances d'individus qui sont devenus des tueurs en série. Il développe sa narration autour d'un trio de choc : Nicholas Finch, Shannon Crane et Edward Warren. La scène introduction de Finch dans le premier épisode a montré que c'était un individu en proie à un sentiment de culpabilité, pas tout à fait reconnu. Il s'agit donc d'un individu faillible, sujet à des colères dont il use savamment. Ainsi le début de ce tome n'est pas une surprise, et le lecteur croit au comportement de Finch.
Cet interrogatoire avec violence découle de la personnalité de Finch et n'arrive pas comme un cheveu sur la soupe. En outre, le lecteur sait que Finch est capable d'aller jusqu'au bout car il a déjà dérapé une fois et il n'a pas peur de se salir les mains. Par contre, il ne faudrait pas que le scénariste abuse de l'imprévisibilité du caractère de Finch dans chaque scène. Williamson fait en sorte que le déroulement de cette éprouvante séquence soit à la fois conforme aux attentes du lecteur (en termes de sadisme) et imprévisible dans son déroulement du fait des réactions de Warren. Ce dernier et Shannon Crane présentent un caractère et une histoire personnelle aussi bien construits que ceux de Finch, donnant de l'épaisseur à leur personnage, tout en conservant une part d'imprévisibilité.
Dans le même genre de mécanisme narratif, le lecteur apprécie que le scénariste ne le fasse pas mariner trop longtemps, et que l'exploration du réseau de galeries souterraines se poursuive, avec des découvertes significatives dans ce tome. Dès le début, Williamson a pioché dans l'arsenal de dispositifs narratifs exigeant un peu plus de suspension consentie d'incrédulité du lecteur, que dans un thriller naturaliste. Le réseau de souterrains relève du film d'aventure qui prend des libertés avec la plausibilité. Qui l'a construit ? Comment a-t-il été financé et par qui ? Comment tout le monde a pu oublier l'existence d'un tel réseau ? Comment personne ne l'a découvert par hasard au fil des décennies ? Autant de question sur lesquelles il vaut mieux ne pas trop s'appesantir pour pouvoir apprécier l'intrigue. Dans le tome précédent, le scénariste avait bien joué avec ces galeries : découverte, exploration très partielle (limitée à une seule grande salle et 2 ou 3 embranchements), personnage inquiétant rodant dans l'obscurité, pauvre âme innocente s'y promenant sans idée du danger (et perdant sa seule source lumineuse, vraiment pas doué ce Bendis).
Mais après le deuxième tome, le lecteur sentait que le potentiel narratif du tunnel inexploré avait fait son temps. Il attend donc le scénariste au tournant. Joshua Williamson semble en avoir pleinement conscience, et il passe à une phase d'exploration plus importante. Il devance même la critique du lecteur qui n'a pas très envie de se laisser emmener galerie par galerie. Avec ce réseau souterrain, il utilise son potentiel et ses différentes possibilités, une par une, comme s'il suivait un manuel d'instruction. Le lecteur retrouve également le personnage du révérend Fairgold qui motive (voire manipule) les membres de sa congrégation pour qu'ils prennent l'initiative, en organisant une surveillance entre voisin, voire en sous-entendant une forme de justice du peuple. Le lecteur s'attend donc à ce que là aussi le scénariste emprunte les chemins bien balisés en la matière : révérend manipulateur avec ses propres objectifs (pas forcément avouables), avec quelque chose à cacher, populace se comportant en foule idiote et vengeresse, etc. Eh bien non, Williamson déjoue les attentes du lecteur et part dans une autre direction, maintenant ainsi le suspense sans permettre d'anticiper sur ce qui va se passer.
Williamson utilise également 2 ou 3 coups de théâtre dignes d'une comédie de situation (identité du méchant cachée par un masque avec des cornes de bouc, lien de parenté inattendu), mais sans en abuser. Là encore il se montre d'une redoutable habileté pour éviter que le lecteur ne le devance. Le lecteur se rend compte qu'il retrouve avec plaisir les dessins un peu aérés de Mike Henderson qui a finalement créé une identité graphique réelle pour la série, et qui se montre à la hauteur des spécifications du scénario. Tous les personnages disposent d'une apparence immédiatement reconnaissable, sans qu'ils ne soient caricaturaux. Les tenues vestimentaires sont simples, mais fonctionnelles et adaptées à chaque personnage. Les décors ne sont pas représentés avec un niveau de détail photographique, mais ils sont eux aussi différenciés, et ils comportent des particularités qui leur donnent une consistance suffisante pour que le lecteur puisse s'y projeter et ait l'impression de lieux avec une profondeur (et pas un simple décor de façade.
La qualité de la narration graphique de Mike Henderson apparaît dans de nombreuses séquences, plus pour le découpage et la manière de mettre en scène un événement. Il utilise des traits de contour un peu sec, vaguement anguleux, pas toujours exactement jointifs, ce qui donne une impression de spontanéité, quelques fois un peu superficielle pour certains visages. Malgré cela, ses pages dégagent une force peu commune. Il y a cette double page composée de 40 petites cases de la même taille, juxtaposant diverses actions, pour montrer en quoi elles se ressemblent. Les pages de fin indiquent que l'idée vient de Williamson, mais son exécution transmet bien la vitesse à laquelle tout se déroule simultanément pour provoquer des rapprochements et des associations d'idées dans l'esprit du lecteur, déstabilisé et écœuré par ces horreurs.
Henderson réussit très à gérer le rythme de la narration pour que la chute d'une scène prenne le lecteur par surprise. Il peut agir sur la taille des cases pour donner l'impression qu'un personnage hurle directement sur le lecteur, sur la composition pour que la conséquence de l'action se trouve sur la page d'après qu'il faut tourner, sur la répétition d'un geste anodin (se manger les ongles), ou encore sur un dessin sans réalisme photographique, mais qui fait passer le côté contre nature d'une action (un personnage en train de mordre dans une partie d'un autre). Étrangement le dessin n'a rien de photographique, mais il transmet la transgression d'un tabou en se concentrant sur l'action réalisée.
Joshua Williamson se montre vraiment très exigeant avec son artiste. Ce dernier doit rendre crédible un individu dans une longue robe noire avec un masque de bouc (ça fonctionne dans la pénombre des souterrains). Il doit aussi montrer un groupe d'individus ayant revêtu des robes cérémoniales aux couleurs un peu vives (ça fonctionne encore). Il doit assurer des transitions un peu abruptes, c'est plus difficile par moment. Le lecteur a du mal à croire que Shannon Crane et ceux qui l'accompagnent disposaient d'autant de combinaisons de plongée sous la main, en plus de nuit. Il n'arrive pas à faire croire qu'Edward Warren puisse marcher si facilement après sa séance de torture, en particulier malgré sa blessure à la cuisse. Cela ne l'empêche pas de réussir des dessins irrésistibles à l'humour bien noir, tel celui montrant le tueur en série Walter Kenny en train de tester combien de cadavres de clowns peuvent tenir dans une voiture de clown.
Joshua Williamson et Mike Henderson se jouent du lecteur avec un art consommé, le tenant en haleine, le surprenant avec des scènes chocs, tout en lui montrant qu'ils savent qu'il connaît les ficelles des récits d'horreur et de tueurs en série. Ils utilisent une narration en apparence peu dense, mais en réalité très rigoureuse pour tirer les ficelles connues, utiliser les conventions du genre, et quand même le prendre par surprise.