Pas de doute, la remise en selle de Garulfo dans le tome 3 ne répondait pas seulement à une demande d’ordre commercial. Les auteurs ont mûrement réfléchi à leur projet, et la qualité de leur suite est portée au point qu’ils se permettent quelques beaux effets de style tant graphiques que scénaristiques. C’est à cette touche que l’on reconnaît les créateurs maîtres de leur série.

Côté graphisme et couleurs, on raffine : rien que la première planche est constituée d’une seule image verticale, découpée en vignettes, chacune étant agrémentée d’un récitatif rédigé d’une cursive élégante, avec attaques et hampes prolongés. Un clair de lune en haut de la page attire le regard qui descend tout le long d’un superbe donjon en mauvais état, et qui s’enracine dans une forêt particulièrement hostile, épineuse et griffue à souhait. Epaulement en glacis, fenêtres à meneaux dans des arcades, trois étages de gargouilles (fonctionnellement, ça fait beaucoup pour évacuer les eaux de pluie...), joints travaillés par le temps entre les moellons... Voilà toute une atmosphère mise en place, la féérie joue déjà : c’est le château mystérieux des rêves, et, de préférence, maudit. Le cimetière d’armures vides habitées d’oiseaux et de branches végétales conforte la sensation de lieu enchanté et immobile.

Le jeu sur les couleurs souligne l’onirisme : à trois planches bleu-nuit assez froides mais claires succède une planche toute de rougeoiement inquiétant de torches qui brûlent toutes seules, puis l’on retombe dans le bleu clair débordant de cristaux (lustres nombreux, superbe fontaine taillée, statuettes dans des niches).

Ce que Gilbert Durand appelait la gullivérisation (soit : le défi aux proportions renvoyant au regard de l’enfant face aux adultes) prend le relais : siège géant, ogre géant et grimaçant à proximité d’une proie facile et minuscule...

La féérie n’est pas seule à accaparer les préoccupations du dessinateur : quelques notations réalistes nous renvoient ici et là à un quotidien médiéval : les faiseurs de charbon de bois planche 20, l’auberge du « Goret amène » planche 23, à colombage et torchis sur assises de pierres, avec de belles fenêtres à croisillons.

Peut-être fatigué des décors Renaissance du tome 3, Bruno Maïorana choisit ici de régresser d’un siècle ou deux : ses costumes, armures, uniformes flamboyants, harnachements de chevaux de tournoi (planches 39, 44 et 45) sont plutôt inspirés par les XIVe et XVe siècles. Le travail artistique, combinant la force émotionnelle des images et le choix des motifs décoratifs, produit pleinement ses effets.

Côté scénario, il s’avérait nécessaire d’établir un contrepoint à la quête de Garulfo-prince et de son insupportable compagnon, Romuald-grenouille ; sinon, en dépit de quelques problèmes, ils seraient parvenus au château de la princesse un peu trop vite. D’où l’idée d’introduire un nouvel élément légendaire : l’ogre.

Bon, l’ogre est ce qu’il est, au lecteur de le découvrir. On se délectera des échanges aigre-doux entre Garulfo (qui remet une couche d’humanisme et de naïveté dans son discours) et Romuald, dont le cynisme affole tous les compteurs, mais qui, pour le moment, ne peut se passer de la protection de son pendant humain. L’ogre se révèle de manière peu conventionnelle (planches 28 et 29, 34 et 35).

Le tempo du scénario est minuté de telle manière que les principaux protagonistes se retrouvent dans la même pièce au même instant à la dernière planche. Enfin, pas encore, vu la posture de Garulfo... On aime bien le cours de macroéconomie dispensé par Romuald (planche 17), la transformation de la princesse Héphylie de l’état de petite pétasse décorative (planche 2) à celui de jeune fille rayonnante et craquante (planche 46), les propos matrimoniaux fort bourgeois de Sa Majesté (planche 38)...

Les auteurs n’ont pas ménagé leur peine. Le résultat est à la hauteur.
khorsabad
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le 2 janv. 2013

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