Le roi vient de créer l’Ordre royal du Lion, qui récompensera ses fonctionnaires les plus zélés.

Ce tome est le premier d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Sa parution originale date de 2010. Il a été coscénarisé par Maryse & François Charles, dessiné et mis en couleurs par Frédéric Bihel. Il comprend quarante-six planches de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une réédition en intégrale en 2021.


1960, musée colonial de Tervuren : un car scolaire s’arrête devant le bâtiment. Jean, un garçon d’une dizaine d’années, a le regard attiré par la sculpture d’une tête de lion. Les enfants descendent du car et le maître leur donne ses instructions. Ils vont traverser la route et visiter le musée. Il y a de nombreuses salles et il ne tient à perdre l’un d’eux. Aussi ils doivent se donner la main deux par deux. Jean n’écoute pas : il contemple la statue Éléphant monté par des Noirs, d’Albéric Collin. Il se fait rappeler à l’ordre par le maître et la classe commence la visite. Le maître commente : C’est leur grand roi Léopold II, dit le roi bâtisseur, qui a donné le Congo à la Belgique. Il l’avait acheté, de ses propres deniers, pour apporter la civilisation à ceux qui étaient alors des sauvages, et aussi pour entreprendre en Belgique des travaux colossaux qui allaient embellir cette petite patrie. En offrant aux citoyens ce pays quatre-vingt fois plus grand que le leur, Léopold II a légué à la Belgique un nouvel essor économique et une véritable prospérité. À présent, les élèves passent à l’étude de la faune du Congo belge, toujours en se donnant la main. Ils vont voir des félins : des lions, des léopards… et bien d’autres choses encore, voir comme ces grands fauves sont impressionnants. Jean reste fasciné devant un grand éléphant majestueux empaillé, puis devant la statue de Léopold II.


Au Congo oriental à la fin du XIXe siècle, un missionnaire dans sa longue robe blanche, avec un casque colonial, avance dans la brousse, sa valise à la main : Paul Delisle. Il avise deux autochtones à qui il demande où se trouve la plantation M’Bayo, et de quel côté se trouve la maison du maître. Les deux garçons s’enfuient en courant. Le père s’assoit, adossé contre un arbre, en se remémorant comment il est en est arrivé là. Dix ans plutôt, il se tenait dans le salon familial à Bruges, où sa mère annonçait à sa tante Adélaïde que Paul entrait au collège du Sacré-Cœur cette année. Quelques années plus tard, Paul a grandi et est maintenant adolescent, il se tient devant le directeur du séminaire. Ce dernier lui demande ce qu’il a fait de la lettre de son père remise par erreur : Paul répond qu’il l’a brûlée. Le directeur le félicite : Auguste Delisle, le père de Paul, a commis de lourdes fautes ! Il a préféré s’expatrier, abandonner son épouse et son fils plutôt que reconnaître ses torts et payer sa dette à la société. Pour les adultes, il est mort… Mort pour sa famille, mort pour ses amis et pour tous ceux qui l’ont connu bon, intègre et doué de capacités remarquables. Prier pour lui, c’est tout ce que l’on peut encore faire…


S’il a lu la série India Dreams (2002-2016, dix tomes) ou War & Dreams (2007-2009, quatre tomes) des mêmes auteurs, le lecteur peut entretenir quelques a priori sur cette nouvelle déclinaison des rêves (Dreams), ne serait-ce que parce que cette série n’est pas illustrée par Jean-François Charles, mais par un autre artiste. Lorsqu’il feuillète rapidement ce premier tome, il remarque d’abord que les pages sont réalisées en couleur directe, comme Charles, mais que le niveau de détails est très en dessous, et que l’artiste a choisi de laisser subsister quelques traits crayonnés fins et fragiles. En outre, la couverture annonce une vision colonialiste dans ce qu’elle a de plus stéréotypée, avec ce prêtre en longue bure blanche et casque colonial, mais équipé d’un fusil, et ce Congolais en pagne, fier de porter les armes et le barda du colon, avec une savane plus évoquée que vraiment décrite. Cette première impression évolue très rapidement dès les premières pages vers une autre perception. L’artiste manie habilement les pinceaux, avec des couleurs directes évocatrices, produisant régulièrement un effet impressionniste qui fonctionne bien. Les traits crayonnés ou les contours au pinceau viennent donner ce qu’il faut de consistance aux séquences ou aux cases qui le nécessitent. La narration visuelle s’avère consistante et porte sa part du récit avec clarté et un niveau de détails satisfaisant. À la rigueur, le lecteur peut trouver que l’artiste pourrait consacrer moins de cases à des gros plans sur les visages.


Après une introduction en 1960 à Tervuren, le récit passe à la fin du XIXe siècle, avec un retour dix ans auparavant. L’artiste se retrouve à représenter des lieux variés, les visuels emportant la conviction du lecteur. Ainsi la représentation du musée colonial de Tervuren (successivement musée du Congo belge en 1910, musée royal du Congo belge en 1952, musée royal de l'Afrique centrale en 1960, et enfin AfricaMuseum en 2018) transporte le lecteur devant cette statue d’éléphant à l’extérieur reproduite avec fidélité, puis dans les galeries avec les yeux d’enfant de Jean. La cinquième planche comprend une illustration en pleine page : une vision éthérée d’un paysage montagneux à la lisière de la jungle, une très belle aquarelle, produisant une rupture totale avec l’environnement urbain de 1960. Planches sept et huit, retour à Bruges avec de belles façades et de beaux intérieurs bourgeois. La planche douze est dépourvue de mot, alors que le jeune prêtre Paul Delisle avance seul dans la forêt, la lumière commençant à décliner, avec l’apparition fantomatique d’un éléphant. Puis l’artiste est amené à représenter la maison de brousse d’Augustin Delisle, le palais royal de Laeken, en 1878, avec une belle représentation d’une statue d’un lion, la façade extérieure du palais, et le bureau du roi Léopold II. De retour au Congo belge, le lecteur découvre de belles cases dédiées à nouveau à la demeure de brousse des Delisle, puis à un village incendié, et aux cases du village de Kandolo. Le lecteur prend son temps à plusieurs reprises pour admirer le rendu impressionniste de la jungle verdoyante, l’évocation de la construction de ponts de rondins au-dessus de torrents, l’horreur du village recouvert de cendre, les noirs de la Force Publique traquant un éléphant, une vision magnifique d’une montagne dans la brume, etc.


Certes, ce n’est pas Jean-François Charles qui illustre le récit, mais les planches valent quand même le détour. À une ou deux reprises, une anatomie peut sembler un peu gauche, mais pas plus. La position couchée d’Auguste Delisle blessé dans le dos semble peu compatible avec ladite blessure. Pour autant, l’artiste sait raconter en l’absence de mot, une page muette, plusieurs suites de cases sans mot. Le lecteur ressent les émotions et les états d’esprit des personnages, avec une belle empathie. La forte impression produite par la statue d’éléphant sur le jeune Jean, peut-être un diminutif de Jean-François (Charles). Le ressentiment du planteur Jean Delsaut vis-à-vis d’Auguste Delisle parce que ce dernier gère son exploitation d’une manière bien différente des autres. La suavité répugnante de Léopold II envers Stanley pour le manipuler sans vergogne, en jouant sur son ambition et sa sensibilité à la flatterie. Le choc des prises de consciences successives de Paul Delisle sur la réalité de ce qui se passe au Congo belge, en particulier la manière dont les Congolais sont maltraités, voire torturés. L’assurance d’Auguste Delisle quant à sa compréhension de ce qui se passe dans ce pays. Le lecteur finit par s’acclimater à la narration de Frédéric Bihel dont les images portent la sensibilité personnelle de l’artiste.


En fonction de sa familiarité avec l’époque, le lecteur se retrouve plus ou moins surpris avec l’histoire qui lui est racontée. Les scénaristes maintiennent une imprécision sur l’année exacte à laquelle Paul Delisle effectue son voyage au Congo belge. En revanche la rencontre entre Léopold II (1835-1909) et Henry Morton Stanley (1841-1904) permet de situer cette scène entre 1878 et 1884. Les auteurs rappellent les décisions prises par le roi des Belges : l’achat des terres du Congo avec sa fortune personnelle, et la décision d’exploiter ses ressources, caoutchouc et ivoires, avec la force de travail des autochtones, en recourant à des atrocités et une brutalité systématique, incluant tortures, meurtres et l'amputation des mains d'hommes, femmes et enfants, en cohérence avec la version de l’historien George Washington Williams (1849-1891) qui a rencontré Léopold II en 1889, puis qui s’est rendu au Congo belge. Dans une lettre ouverte au roi des Belges, il condamne l'oppression coloniale des populations congolaises, et dénonce le rôle joué par Stanley, parlant de crimes contre l’humanité pour décrire les pratiques de l’administration belge. Le lecteur fait l’expérience de ces pratiques par les yeux de Paul Delisle, sortant fraîchement du séminaire, et confrontant ce qu’il a appris et ce qu’on lui a dit sur son père et sur le Congo colonisé, à ce qu’il voit, dont il fait l’expérience directe. Le lecteur peut trouver sa prise de conscience un peu rapide, mais d’un autre côté, au vu de ce dont il est témoin, cela paraît plausible.


Un récit d’aventure à l’époque coloniale du Congo belge, à la fin du XIXe siècle ? Il y a un peu de ça, avec un regard adulte bénéficiant du recul des décennies passées, et de l’analyse politique et économique de la présence de la Belgique dans cette région du monde. Même le lecteur très attaché aux aquarelles de Jean-François Charles finit par tomber sous le charme de celle de Frédéric Bihel qui irradie leur charme propre et la sensibilité de l’artiste, en particulier pour l’impression faite par les paysages, et le ressenti des personnages. Le récit s’appuie sur des faits historiques avérés pour effectuer une reconstitution à charge de cette période, sous un angle humain et économique. Accablant.

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le 17 déc. 2023

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