Si ce n’est jamais une bonne idée que de tuer un héros, ce n’est guère mieux que de tuer le méchant de service. On croyait Kozo mort décapité (ça marche même chez les zombies et les vampires, alors vous pensez, chez les samouraïs !), le voilà qui revient avec un masque moulant le nez, prétextant que son visage a été amoché pour garder cet objet sur lui en toutes circonstances (planche 11). Certes, Cothias ne nous dit pas explicitement que c’est Kozo (il faut tenir assez longtemps l’angoisse du lecteur face à l’ennemi sans visage), mais enfin, qui d’autre pourrait à la fois massacrer tant de monde avec une telle désinvolture, et vouloir se venger de Kaï et de Tchen Qin ?

Cothias mitonne sa stratégie narrative avec ruse mais pas sans lourdeur. Probablement coincé entre les exigences d’une aventure classique (intéresser sans cesse le lecteur à ce qu’il advient des héros), et la volonté pédagogique de nous parler du Japon de la fin du XIIIe siècle, Cothias déséquilibre la première moitié de cet opus au profit de la mise en contexte historique ; les neuf premières planches consistent en une description assez détaillée des projets de l’Empereur Mongol (Kubilaï Khan) de tenter une deuxième fois l’invasion du Japon. C’est long, neuf planches sur 46 !

Bien sûr, il fait varier les narrateurs : l’Empereur du Japon lui-même, un peu ridiculisé (planches 2 et 3), et le vieux Nichiren qui fait carrément la classe à ses disciples (planches 4 à 9) (au moins, la volonté pédagogique est-elle ici particulièrement limpide ; seul élément très exotique aux yeux d’un enseignant français : les élèves de Nichiren sont sages et écoutent scrupuleusement la leçon du maître ; Cothias devrait cesser de nous faire croire à n’importe quoi, quand même...).

Même dans la bouche de l’Empereur japonais, le récit de la première tentative d’invasion mongole (datant de 1274) est assez artificielle : on dirait qu’il récite une page de un bouquin bien plus qu’il ne tient le rôle d’Empereur menacé (planche 3). A peine Cothias trouve-t-il le moyen de choquer un peu le lecteur par le sort réservé aux ambassadeurs mongols.

A quoi servent les Mongols dans l’histoire de Tchen Qin ? Ce n’est pas évident tout de suite. Mara accouche, et Tchen Qin se prépare à jouer les bons pères de famille.

Cothias présente des informations supplémentaires sur les Kamis et les rites qui leur sont liés (planches 6, 10, 12 et 13). Ce qui fait bien rigoler Tchen Qin (planche 10 et 13), visiblement aussi cynique vis-à-vis des traditions culturelles de son propre pays qu’un soixante-huitard face à l’enseignement universitaire (On rappelle que Cothias, né en 1948, a étudié la philosophie en 1968 à Nanterre, ça aide à comprendre certaines réactions saugrenues de ses personnages). Intéressant également : le déroulement d’une cérémonie de mariage sous la présidence de Nichiren, avec récital de poésie (planches 14 à 16).

Si le vilain masqué qui profite de l’invasion mongole pour régler ses comptes avec Kaï est bien Kozo, on le trouve dans une situation déjà vue (haranguer les paysans du coin), mais dans une posture opposée à celle du « Tigre » du premier cycle (ici, il ne cherche pas à soulever les paysans, mais à les réprimer et à leur faire payer plus d’impôts – planches 19 et 20).

Les personnages principaux ont pas mal évolué :

• si Nichiren continue à se faire traiter de « vieux bouc » et de « vieux singe » (voire de « vieux cochon ») par Tchen Qin et Pimiko (Cothias se plaît visiblement à passer sous silence l’œuvre philosophique de Nichiren, et à n’en faire qu’une sorte de Panoramix chahuté par de plus jeunes que lui), il est assez agité de passions charnelles (ce qui peut dérouter quand on connaît la dignité de ses vues philosophiques) : jalousie (planche 15), luxure (planche 29).
• Tchen Qin, qui persiste, par devoir et par reconnaissance envers Mara, à se faire appeler Mizu, n’est pas heureux : sa mélancolie déborde (planches 17 à 19), et Mara en voit bien les raisons : Tchen Qin ne vit avec elle que par sens moral, mais son cœur et son désir vont vers Pimiko (planche 25). Il ne sera heureux que lorsqu’il assumera également la partie « samouraï » de sa personnalité (planche 28).
• Si Mara est lucide sur la psychologie de Tchen Qin, elle est surtout la porte-parole de Cothias, qui a l’intention de faire reprendre du service à Tchen Qin ; en tant que mère de famille, en effet, on comprend mal l’intérêt qu’elle a à exposer toutes sortes d’éléments qui ne peuvent que faire sortir Tchen Qin de sa vie : lui rappeler sa vie de samouraï, lui rappeler Pimiko. C’est quand même bizarre, pour une femme tout juste mariée et tout juste mère !
• Kaï nous apparaît comme moins bête qu’auparavant, encore qu’il joue les maris stupides sous les yeux de Pimiko (planches 22, 33-34). Il devient plus sympathique, et son association de longue durée avec Tchen Qin prend forme (planches 33 et 34), quoique sa réplique « Ca fait rudement plaisir de te revoir, vieille branche ! » (planche 33) soit assez bizarrement éloignée du registre de langage utilisé par Cothias.
• Pimiko, pour laquelle on pouvait éprouver de la compassion dans les épisodes précédents (une pauvre petite forcée de se prostituer par ces salauds de guerriers), est brutalement transformée en salope intégrale (planche 36) : l’air mauvais, le maquillage lourd sur les paupières, sans scrupule (planche 30) ; elle devient, par jalousie, l’ennemie mortelle de Tchen Qin (planches 31, 32), et sa première atrocité est entreprise planche 36. Tchen Qin se bat avec elle (planches 39 à 42), et, bien entendu, la laisse survivre, sinon comment pourrions-nous la haïr encore plus dans les épisodes suivants ? Et comment s’étonner qu’une aussi vile créature fasse association avec Kozo, à qui elle ressemble tellement par la cruauté invraisemblable ?

Côté intrigue, il y a donc deux reprises d’éléments contenus dans les albums précédents : Kozo qui cherche à manipuler les paysans, et la fuite des héros devant la traque de leur ennemi. Mais comme il faut, quand Tchen Qin et Kaï sont aux mains de Kozo, leur laisser une porte de sortie, deux procédés sont utilisés :

• les hommes de Kozo, dégoûtés par les atrocités inutiles de leur chef, refusent de partir à l’attaque du monastère de Nichiren (planches 34 et 35)
• l’invasion mongole sert à justifier le délai de survie – assez invraisemblable quand on connaît le personnage – que Kozo laisse aux héros : on a besoin de tous les bras pour combattre l’envahisseur (planche 46) ; motif assez spécieux et qui passe mal : depuis quand Kozo fait-il passer le patriotisme devant sa soif de vengeance ?

On regrette de dire que Thierry Gioux n’est pas à la hauteur de son prédécesseur Adamov. Ses personnages sont, dans l’ensemble, moins beaux ; ses couleurs souffrent de contrastes excessifs de luminosité ; son rendu de petits reliefs se borne souvent à trois ou quatre traits parallèles, ou à des zigzags sans grand réalisme. On apprécie la vue plongeante sur les pitons qui entourent Kyôtô en direction du Lac Biwa (planche 1), les costumes de la cour impériale (planches 2 et 3), les décors intérieurs (planches 13 et 14, 16, 29, 30) le navire (planche 18), le manoir de Kaï (planche 21). Mais c’est là un scrupule louable qui ne fait pas autant rêver que le trait d’Adamov.
khorsabad
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le 12 juil. 2013

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