L'amoureux de l'Amérique du Sud que je suis ne peut qu'apprécier cette "Oreille Cassée", qui n'est pas par ailleurs très aimée des lecteurs en général : après le réalisme politique du "Lotus Bleu", on reproche souvent à Hergé d'avoir cédé à la pression et d'avoir retranscrit la "gué-guerre" frontalière entre Bolivie et Paraguay dans un pays imaginaire ! Pourtant, l'intérêt fictionnel de ce San Theodoros un peu carnavalesque certes, c'est qu'il permet à Hergé d'y concentrer nombre de situations passionnantes, pittoresques ou "amusantes" : les révolutions incessantes et coups d'état sanglants caractéristiques du Mexique de l'époque, la découverte des tribus amazoniennes avec leurs rituels savoureux (fléchette au curare, réduction des têtes...), et, du côté politique, les magouilles des sociétés pétrolières cherchant à s'approprier de nouveaux champs d'exploitation, et bien entendu, une chose qui n'a pas changé, les ventes d'armes de destruction à tous les belligérants dont on encourage les conflits. Finalement, "l'Oreille Cassée" est un pamphlet plutôt chargé, dont on ne perçoit pas forcément la pertinence du fait de la grande et belle légèreté de la narration, en net progrès par rapport aux albums précédents. Que ce soit la partie policière, une fois de plus endiablée, ou la partie "exploratoire" quand Tintin et Milou se perdent en Amazonie, le plaisir de lecture est total, Tintin conservant ici cette franche gaîté, cette exubérance déjà repérée dans "le Lotus Bleu", et qu'il perdra par la suite. Bref, "l'Oreille Cassée" est un livre drôle, dynamique, clairement sous-estimé au sein de la première partie de l’œuvre d'Hergé : à redécouvrir donc par tous ceux qui estiment qu'il s'agit d'un album mineur !
PS : Milou souffre beaucoup au cours des 62 pages de ces "Nouvelles Aventures de Tintin" : son nez sera cogné dans une poubelle, mordu par un perroquet, taché de boue par une voiture qui passe en trombe, frappé à coup de pied par un conspirateur, heurté lors d'un combat à mains nues, éraflé par la tête du fétiche quand celui-ci se brise... tandis que le bout de sa queue sera tour à tour égratigné par une balle, agrippé par Tintin pour l'empêcher de se noyer, percé par une fléchette (non empoisonnée, ouf !), et dévoré par deux piranhas... Que fait donc la SPA ?
PPS : Autre signe d'une époque différente, deux scènes "choquantes" de nos jours dans une BD "pour enfants" (au moins pour les 7 des fameux 7 à 77 ans...), l'ébriété avancée de Tintin lorsqu'il échappe au peloton d'exécution, et la mort par noyade des deux forbans dans la quasi dernière scène du livre. Une sorte de réalisme qu'on aimerait pouvoir trouver encore aujourd'hui !
[Critique écrite en 2016]