L'aventurier du point perdu
Il y avait les damnés de la Terre, voici en Julius Corentin Acquefacques un damné des rêves. Damné du mouvant, des incessantes métamorphoses et transgressions des lois physiques, des perceptions et des codes en vigueur. Julius ne s’en sortira pas, c’est clair, tant que Marc-Antoine Mathieu n’aura pas exploité tous les aspects spécifiques des techniques de la bande dessinée. Un ou deux thèmes par album sont exploités, ce qui fait que l’album suivant n’apporte pas de réponse aux énigmes du précédent, vu qu’il parle d’autre chose.
Donc, ici, c’est l’interface deux-dimensions-trois dimensions (2D-3D). Les dessinateurs doués savent rendre une sensation acceptable de la 3D, les moins doués, ou ceux qui ont un public enfantin, préfèrent la 2D. Mais, nous dit Mathieu, que se passe-t-il si le dessinateur est quelque part entre les deux options, par exemple dessine selon 2,333 dimensions ? Eh bien, les personnages sont presque plats. Ils semblent normaux lorsqu’on les voit « de face » ; mais, dès qu’on les voit de biais ou de profil, ils ressemblent à des personnages découpés dans du carton, style décor de théâtre.
Le monde totalitaire de Julius poursuit ses persécutions : deux flics en combinaison isolante viennent chez Julius lui ouvrir le crâne pour lui enlever les rêves dangereux. Problème : l’un des rêves (sous forme d’une page de BD en 2D) s’échappe, et va donner lieu à tout l’album (sauf à la fin, qui présente une symétrie avec le début, comme dans l’album précédent). (Point de détail : les deux flics portent une combinaison très apparentée à celle d’Olrik quand il infiltre les Anglais dans « Le Secret de l’Espadon » ou, moins nettement, les combinaisons de la base spatiale d’ « Objectif Lune »).
Quel rêve dangereux ? Eh bien, un rêve où il manque un point de fuite pour dessiner les perspectives (comment voulez-vous dessiner de la 3D sans point de fuite ?). Et voici Julius, aventurier du point de fuite perdu, entreprenant de traquer la précieuse denrée géométrique, dans une cascade d’aventures loufoques, assez intéressante dans la mesure où des concepts abstraits et géométriques sont matérialisés de manière anecdotique. Point de fuite relevant de la plomberie, bord du monde où l’on tombe, décors urbains et personnages aplatis, Julius transformé en avion en papier...
Très belle vision d’un cosmos sombre peuplé de planètes couvertes de BD (les simples crayonnés, jugés inférieurs, n’apparaissent que comme des astéroïdes) ; parmi les planètes étrangères, l’un porte la BD de François Schuiten « La Fièvre d’Urbicande », et une autre « La Mouche », de Lewis Trondheim. Comme on ne se refuse rien, un chapitre est dessiné en anaglyphes (couleurs complémentaires vertes et rouges décalées sur le dessin), avec une paire de lunettes fournie dans l’album pour filtrer l’une et l’autre couleur ! Ah ! Le bon vieux temps des albums en anaglyphes !
On appréciera l’espèce de monde chaotique du « trou gris », renvoyant aussi bien à la confusion des éléments originels, récurrente dans de nombreux mythes, qu’à la structure hiérarchisée des aires cérébrales, qui contient effectivement des aires de stockage mnésique de formes visuelles élémentaires.
Un album très pensé, mais dont la pertinence dans le rendu du monde onirique ouvre çà et là vers le fantastique.