Le cycle de la trahison de Kozo aura donc duré cinq épisodes. Habile à ménager les tensions, Cothias aura su éviter les confrontations avec un zèle soutenu dans le tome précédent (le 4). Si l’on y regarde bien, les différents groupes de protagonistes, dans ce tome 4, se croisent, se voient passer, s’observent à peine, se négligent parce qu’ils ont mieux à faire, et l’amnésie très opportuniste de Tchen Qin vient lui ôter beaucoup d’occasions de passer à l’action.

Mais là, dans ce tome 5, la convergence générale des personnages succède aux évitements, et les tensions se résolvent, assez souvent dans le sang et la haine (mais c’est avec ça qu’on fait de bonnes histoires, hein ?).

On craint, dès la première planche, que Cothias ne bégaye : déjà vu, ce « Tigre » qui vient exciter les paysans contre Oshikaga ! Mais on se rassure vite : le soulèvement paysan va se déclarer, et assiéger le château de la boule adipeuse qui leur sert de daimyô. Il est vrai que Kozo a de plus en plus de mal, dans son double rôle de général d’Oshikaga et de « Tigre », à sortir par la porte et à rentrer par la fenêtre en changeant de costume, afin que son absence du château, qui coïncide forcément avec les actions subversives du « Tigre » à l’extérieur, ne puisse commencer à sembler suspecte au supérieur hiérarchique. Surtout que Kozo, à un moment, était réputé mort, qu’Oshikaga le voit subitement se pointer devant lui, l’explication de sa « résurrection » étant plus qu’évasive.

Kozo nous est rendu aussi odieux que possible : ses plans exigent qu’il fasse massacrer les paysans, mais aussi l’armée de samouraïs d’Oshikaga ! Comme si ça ne suffisait pas, un dernier meurtre d’un personnage sympathique précède la confrontation finale du traître avec le héros. Entre les planches 2 et 3, Kozo avoue à Oshikaga trois perversions en quatre vignettes (ça, c’est du rendement !) : être fasciné par l’ennemi, couper la tête d’un émissaire, respecter Oshikaga dans ce qu’il a de plus vicieux... Comme précédemment, il craint Tchen Qin sans grande vraisemblance (« presque aussi fort que moi », planche 11), après nous avoir refait le regard de bête traquée d’un épisode antérieur (planche 10).

Tchen Qin, bon gars, vit son amnésie comme Cothias le lui ordonne, c’est-à-dire un peu n’importe comment, pourvu que ça fasse mousser le récit : planche 5, juste au sortir de considérations bouddhico-shakespeariennes sur le néant et l’irréalité des êtres, il accorde subitement crédit à l’impression que lui fait le rouge du ciel. D’accord, il ne se souvient pas de lui-même (il n’est pas un ours – planche 7 – mais il est toujours un lapin – planche 9), mais il se souvient du sens des couleurs du ciel ! On voit mal ce que Tchen Qin gagne à révéler aux bergers la délicate situation sociale de Mara (planche 8), situation à la faveur de laquelle une rivalité amoureuse se dessine entre Oda et le beau samouraï (planche 9).

Mais, comme c’est le héros, Cothias lui réserve un rôle de choix au beau milieu de l’album (planches 22 à 25 ): cette localisation coupe littéralement l’album en deux, et la fin du cycle va s’accélérer brutalement du fait de ce qui arrive à Tchen Qin lors de cet axe névralgique :

1. Il se livre à une très belle étreinte érotique avec Mara (Merci à Adamov pour son élégance torride !), ce qui, d’abord, lui redonne goût à la vie – c’est déjà ça, et plutôt normal pour un lapin...- et le pose en rival amoureux d’Oda, ce qui présage des suites...

2. Il est appelé « Le Vent des Dieux » officiellement (c’est quand même le titre de la série, non ?). OK. Pourquoi ? Narratif de Cothias : « Le vent souffle dans son crâne une étrange mélodie qu’il est seul à entendre. Mizu sait écouter les esprits des kamis. Il est Kami Kaze » (planche 22). Ouh là là là là ! Le titre d’une série de seize volumes attribué à un personnage juste parce qu’il se sent inspiré quand il baise une fille précise ? Déjà, on ne voit pas trop le rapport entre les kamis et la baise. De plus, dois-je rappeler que, dans un épisode précédent, le même Tchen Qin proclamait haut et fort qu’il tenait pour ridicules les racontars populaires sur l’existence des kamis ? Et voilà qu’il est si envahi par eux qu’il sait les écouter ! On n’a vu nulle part la trace d’une si profonde conversion de notre samouraï sceptico-rationaliste au mysticisme nippon !

A l’évidence, c’est là juste une marotte cothiasienne, l’expression « Kami Kaze » lui a plu, il fallait bien qu’il la justifie quelque part, voilà tout, fût-ce dans une envolée lyrique qui ne se reproduira pas telle quelle dans tout le reste de la série.

3. Enfin, à la faveur d’une agression par les ninjas, il retrouve brutalement la mémoire : ça y est, il se souvient de tout, y compris au point de reconstituer les manigances de Kozo d’un bout à l’autre (planches 34 et 35), alors que, normalement, il n’aurait dû rien y comprendre, dans sa phase « lapin dépressif ».
Dès lors, tout est joué : réutilisant contre Kozo les mêmes armes que lui (le travestissement, le sabre), Tchen Qin va affronter Kozo. Joli combat de sumô avec Oshikaga (planches 42-43).

Pimiko continue à découper ce qui la contrarie (sale gamine !). On comprend qu’elle tique lorsque Tchen Qin lui fait l’affront de renoncer au nom sous lequel elle l’aime, pour préférer celui que lui a attribué Mara. Pas besoin d’être possédé par les kamis pour subodorer que les choses ne vont pas en rester là (planches 40 et 45). Calculatrice, elle avoue qu’elle s’est moquée de l’enseignement de Nichiren, qui ne doit pas apprécier (planche 18). Tout ce qu’il faut pour forger une petite garce pour la suite.

Kaï, dont on apprend le patronyme (Oshibu – planche 16) est confirmé dans son rôle de matamore maladroit mais fidèle. Mais enfin on le voit mal en daimyô et en époux de Pimiko (planche 45).

Adamov accentue les points de vue originaux, souvent architecturaux : ainsi, le château d’Oshikaga, dressé comme un lingam au milieu d’une plaine, est maintenant entouré de rizières inondées zébrées de diguettes verdoyantes (la saison a changé) (planche 3). Lieu privilégié par la virtuosité du dessinateur, ce même château nous est présenté sous forme de vue longitudinale le long d’un chemin de ronde (planche 12 : belle plongée vers la plaine), et il abrite un délicieux jardin à kiosque, ponceaux et bassins où des femmes jouent aux dames (planche 13). Et, lorsque les héros se réfugient dans la montagne, Adamov nous sert un étrange village de bergers perché sur un piton isolé fort étroit, au pied d’une muraille bien verticale : ce lieu-refuge, suspendu entre ciel et terre, est en accord avec l’objectif que recherchent les personnages (planches 7 à 11).

L’ermitage de Nichiren, lui aussi blotti sur un piton au pied d’une falaise, est croqué sous l’angle du torii d’entrée (planches 15 et 20).

Les postures de Tchen Qin en train de se battre sont d’une élégance et d’un intérêt considérables (planches 23 à 25).

La page d’introduction didactique dont Cothias orne l’une des pages de garde est inhabituelle, et a pour fonction d’expliquer le complot de Kozo en le réinsérant dans les relations conflictuelles entre daimyô, collecteurs d’impôts, et paysans.

La splendeur et la lisibilité des dessins, le dénouement de nombreuses tensions, l’inachèvement concerté de certaines intrigues marquent clairement la fin d’un cycle et donnent un relief particulier à cet épisode.
khorsabad
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le 15 juin 2013

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