Première production d’un
jeune auteur au talent graphique indéniable,
La Belle Mort est un récit de la désillusion et de la résignation humaine dans un univers post-apocalyptique sombre grouillant d’insectes et de dangers imprévisibles. Mathieu Bablet va au bout de l’ambition et n’hésite pas à s’attaquer, dans un long roman graphique de presque deux-cents pages, à un genre loin du réalisme ambiant autant que de la science-fiction spectaculaire contemporaine, trouvant le juste équilibre entre les deux pour s’intéresser avant tout à ses personnages.
De quoi trouver l’auteur diablement intéressant dès la première rencontre.
Sur une double page dense, à l’aube du récit, un jeune homme quitte son quartier, s’en va errer dans la ville déserte où les stigmates d’une catastrophe passée impriment leurs marques ravagées. Depuis trop longtemps isolé, le survivant pense être le dernier homme sur Terre… jusqu’à ce qu’il prenne une bombe sur le coin de la gueule.
J’ai vu quelque chose bouger et j’ai cru que c’était une de ces
créatures.
Un trio armé de voyageurs organisés face à la menace pille les ressources dont ils peuvent s’emparer pour survivre face à la menace, encore presque invisible : l’ombre immense d’un insecte et de désagréables bruits gardent les monstres un temps hors cadre. Entre épuisement et insouciance passagère, les trois gars profitent d’instants de répit, de plaisirs simples. Wayne, Soham et Jeremiah se contentent de survivre aussi confortablement et vainement que possible, attachés à des règles simples qu’ils ont su édicter pour tenir la cohésion de leur petit groupe.
Bientôt Jeremiah enfreint les règles de la survie pour vivre, être, ou peut-être simplement tenter de se raccrocher à une forme d’insouciance humaine, s’éloigner de ce qui fait d’eux des survivants, de
ce qui les éloigne irrémédiablement de leur humanité.
Quand les trois hommes tombent sur une survivante, la tension s’intensifie tant que malgré toute volonté, ils ne peuvent retenir les souvenirs, laisser remonter à leur conscience leurs désirs, leur histoire, les regrets d’une humanité qu’ils pensaient définitivement oubliées. Dans le même temps, le mystère qui entoure peu à peu cette femme, tout en rapprochant les personnages d’une compréhension de l’invasion subie, apporte doute et angoisse.
Mathieu Bablet développe son récit en cinq chapitres denses où règne une
poésie un peu lugubre
sur un rythme toujours maîtrisé, jamais précipité mais prenant le temps toujours de s’attacher aux détails importants, jouant de l’ellipse avec finesse ou du flashback avec intelligence. Si le scénario comporte quelques faiblesses, ce sont dans les libertés inexpliquées que peut prendre l’auteur et dans l’approximation de l’approche des sentiments, pas dans son implacable déroulement : Mathieu Bablet sait avec précision où son récit le mène et développe avec minutie un découpage entraînant qui sait retenir le mystère le temps nécessaire. Donnant au dénouement une réelle dimension conclusive : résolution partielle, satisfaisante, et ouverture sur un après possible.
Dans les décombres post-apocalyptiques d’un New York précis, riche d’innombrables détails qui font le poids du réel, l’auteur promène ses personnages entre ennui et découragement, entre solitude, isolement et folie, les amènent aux portes de la résignation et du suicide, aux portes du sacrifice aussi. Joue de la complexité souvent paradoxale des atermoiements de l’âme humaine dans ses interactions à l’autre. Avec une justesse impressionnante malgré quelques dialogues un peu faibles. Et questionne le lecteur sur l’invraisemblable agonie du monde :
A-t-on le devoir de survivre pour tous ceux qui sont morts ?
Le dessin de l’artiste est splendide, impressionnant. Avec
un style acéré,
l’auteur ne néglige jamais les décors, livrant une ville dense, sans horizon, à l’architecture détaillée et riche. Les personnages, traits fins, abrupts et tranchants, trahissent la volonté de précision du dessinateur, disent l’investissement et le soin apporté à l’aspect graphique. Beaucoup de monochromies nuancées pour les ambiances générales, quelques touches de couleurs, jamais trop vives, l’auteur sait parfaitement donner la couleur d’une séquence et jouer de l’évolution du temps et de la lumière pour plonger ses héros dans un univers particulier, réalisme parallèle.
Magnifique découverte pleine de promesses,
La Belle Mort est un splendide ouvrage et révèle avec assise un jeune auteur au talent brut, indéniable. Justesse dans l’approche psychologique malgré la légèreté de certains dialogues, maîtrise du découpage autant que du récit malgré des progrès à faire dans l’expression des sentiments de ses personnages, dessin au caractère bien trempé, minutie revendiquée et enchanteresse d’une
richesse visuelle rare,
Mathieu Bablet signe un premier ouvrage qui, à coup sûr, lui ouvrira rapidement les portes d’une longue carrière et de beaux succès.