On ne peut pas ressortir indemne de La Bête est morte, œuvre animalière sur la Seconde guerre mondiale publiée pendant celle-ci, leçon d’histoire mais aussi récit historique à grands coups de magnifiques pinceaux.
Parue en 1944, elle est signée du grand Calvo aux dessins et de Victor Dancette et de Jacques Zimmerman. Elle raconte ni plus ni moins qu’une guerre qui n’est autre que la Seconde Guerre mondiale, sans la nommer, alors pas encore achevée, où les protagonistes historiques ont été zoomorphisés mais gardent des attributs humains. La France est peuplée de lapins et d’écureuils en tenues qui jouent ou prennent les armes. Hitler est un loup dangereux et perfide en costume allemand allemand, Churchill un bouledogue anglais, et ainsi de suite.
L’oeuvre est un monument, à bien des niveaux. Il est d’ailleurs difficile de la classer, car avec ses illustrations et son texte en regard, sans phylactères, il s’agirait plus d’un roman illustré que d’une bande dessinée, genre dans laquelle on rattache l’oeuvre habituellement, comme sur Senscritique.
De par cette mise en page, La Bête est morte pourrait être aussi un album pour enfants. L’histoire n’est-elle pas racontée par Patenmoins, écureuil vétéran et blessé de guerre, qui désire la narrer à ses petits-enfants pour qu’il en retienne les leçons et la morale ? De ce fait, l’oeuvre chercherait ainsi à éduquer la jeunesse, à lui rappeler le passé pour qu’il ne répète pas les mêmes erreurs.
De nos jours, au vu de la qualité littéraire du texte, de son vocabulaire fourni, il est difficile de le placer dans les mains d’enfants qui pourraient être charmés par les magnifiques illustrations de Calvo, mais aussi décontenancés par certaines formes de violence présentes dans ces pages. Quelques soldats sont tués, coupés en deux, on peut trouver des pendus sur certaines pages.
De plus, il est parfois bien difficile de suivre le fil d’un récit ambitieux, écrit presqu’au jour le jour de la guerre, des déclarations des belligérants et autres grands événements notamment diplomatiques. Les auteurs tentent d’offrir un résumé des événements, ce qui est loin d’être facile quand le théâtre de la guerre est mondial, que l’actualité est brûlante et que l’information circule comme elle peut.
Un œil adulte sera donc le plus adéquat pour lire cette œuvre d’exception. Pour qui n’a pas trop dormi pendant les cours d’histoire sur la Seconde Guerre mondiale, il retrouvera des références évidentes, mais d’autres aussi moins connues de nos jours. Quelques anecdotes proposées dans les pages semblent être celles vécues par les auteurs ou qui leur ont été rapportées.
L’ambition de cette histoire sidère, l’ensemble se révèle complet et édifiant, d’autant plus quand on rappelle le contexte de son élaboration au long cours, pendant cette guerre meurtrière et même en pleine Occupation allemande. Le texte est solennel, mais la narration par la voix de cet écureuil vétéran de guerre permet aussi de lui offrir une subjectivité propre, un point de vue.
Si le portrait de cette guerre se veut suffisamment proche de la réalité, il assume donc malgré une positionnement qui n’est pas celui d’une objectivité totale. L’oeuvre pourrait être étudié en classe, être comparé face à certains événements, mais il ne s’agit pas vraiment d’un documentaire au sens où nous l’entendons maintenant. Certaines réflexions sont d’ailleurs assez personnelles, tandis que d’autres reflètent l’état d’esprit de l’époque.
Parmi les nombreux axes qui pourraient être extraits de l’analyse et moins sujets à l’objectivité, il y a le cadre. Le théâtre de bataille est avant tout européen, il s’offre quelques pages vers l’URSS ou le Pacifique, mais le centre est la France, bien entendu. La France bafouée mais toujours debout. Quelques pages traitent aussi du cas de l’Afrique et des colonies, sous le ton bienveillant et un peu paternaliste du colonisateur. La guerre entre la Chine et le Japon est quasiment oubliée. Dans les conditions de sa réalisation il faut tout de même rappeler la difficulté à bien être informé des avancées de la guerre, notamment sur des affrontements plus lointains.
L’album évoque d’ailleurs lourdement la propagande, et plus particulièrement celle allemande, entre messages rassurants, promesses mensongères et menaces directives. C’est un point plutôt intéressant de La Bête est morte, qui permet ainsi de comprendre comment le Troisième Reich présentait son occupation ou l’avancée (et les défaites) de ses armées.
Le point de vue sur les nazis est d’ailleurs sans nuances, hormis quelques petits détails, et on se demande si les auteurs évoquent seulement les nazis ou bien tout le peuple allemand en général. Ils rappellent bien de ne pas leur faire confiance. « Ne croyez pas ceux qui vous diront que c’étaient des Loups d’une secte spéciale » nous assure le narrateur dans un paragraphe. « Pourquoi faut-il déjà que des voix s’élèvent pour s’apitoyer sur le sort des Loups, pour minimiser leur barbarie, et qui sait, demain peut-être, pour nier leurs atrocités ? » nous est-il rappelé à l’avant-dernière page. En dehors de cette tirade qui annonce un révisionnisme malsain qui allait arriver plus tard, dans le contexte de l’album elle rappelle qu’au moment de la Libération certains étaient plus enclins à tendre la main que d’autres. Les auteurs font le choix de la méfiance qui s’expliquent aussi par cette peur simple, celle d’oublier la violence des comportements passés.
Il faut donc sans cesse remettre l’oeuvre dans son contexte, au risque sinon de mal l’interpréter. La Bête est morte construit ainsi un discours national. Elle explique les raisons de la défaite en 1940 par une joie de vivre des Français mais aussi un certain relâchement et un manque de préparation aux événements qui allaient arriver, probable allusion critique au Front populaire. La dernière page exhorte les neveux de Patenmoins et donc les nouvelles générations à prendre soin de l’armée, mais aussi à se reproduire et à travailler durement à la tache pour faire repartir le pays.
Il y a donc une morale assez conservatrice qui peut transparaître à certains endroits, l’épilogue étant évidemment le meilleur moment pour terminer une fable avec une morale. Dans la construction du récit national, il y a aussi le mythe déjà présent d’une France soumise mais vaillante, toujours méfiante envers les Loups. La collaboration est à peine mentionnée, le régime de Vichy est à peine présent, et c’est ainsi une France qui était toute plus ou moins résistante qui est au centre, hormis quelques âmes égarés par la propagande des nazis. La réalité historique a depuis rattrapé ce mythe de la France résistante, qui cherchait avant tout à rassembler les Français sous la même bannière, celui du coq gaulois fier et résistant.
Le texte exhale ainsi bien des vertus, attribuant aux uns et aux autres des qualités majestueuses ou des défauts exécrables, aidés en cela par anthropomorphisation des personnages. Les Anglais sont des chiens de combats, résilients et combatifs. Les Japonais des singes exécrables, les Américains des bisons débonnaires. Les auteurs ont une bienveillance bien affirmée pour les Soviétiques, représentés par des ours polaires sympathiques. « Le Grand Ours » ou le « maréchal de l'Ourserie » est bien évidemment un portrait de Staline, bien plus agréable que l’original.
Pour représenter cette incroyable et vaste galerie de personnages revisités, Calvo utilise un trait rond et animalier qui est une référence évidente à celui des productions Walt Disney. Ce dernier lui aurait proposé de travailler dans ses studios, ce que l’illustrateur français refusa, désirant probablement rester libre et attaché à cette France qu’il avait vu meurtri.
On peut discuter cent fois des thèmes de l’oeuvre, de ce qu’il met en avant ou de ce qu’il omet volontairement ou pas. Les quelques pages précédentes n’en ont proposé qu’une partie. Mais il est serait bien difficile de nier le travail remarquable fait sur les illustrations.
Le trait rond et cartoon de Calvo, aux couleurs douces de la peinture à l’eau, est une merveille. L’ensemble est d’une cohérence folle, si ce n’est quelques différences de représentation entre la première case et la dernière case avec Pattenmoins qui ouvre et referme le récit. Calvo n’est pas seulement à l’aise pour représenter notre monde des hommes par le prisme des animaux, il l’est aussi pour figurer les décors, qu’ils soient traditionnels et ruraux ou plus industriels, à la fois proches de ce que l’on connaît mais avec cette distance crée par la réinterprétation de tels cadres par le trait de Calvo.
L’exercice de style est d’autant plus impressionnant que Calvo crée de la vie dans ses pages. Elles n’ont pas la raideur de certains personnages d’albums, illustrés de manière bien trop statique. A bien des moments, la case semble arrêtée dans son mouvement, prête à repartir dans son élan, tel un dessin animé.
C’est d’autant plus impressionnantes pour certaines pleines pages ou doubles pages, aux détails nombreux, aux personnages multiples, aux compositions parfois folles, aidées par le grand format. Ces planches offrent de nombreux détails parfois amusants, parfois plus sombres qu’il serait dommage de passer à côté à cause d’une lecture trop rapide. D’ailleurs, qu’il s’agisse d’une pleine page sur un hôpital, sur une place de ville pendant un enterrement ou de champs de batailles, le point de vue est essentiellement proposé en plongée, comme si le lecteur était un témoin surplombant ces scènes, spectateur parfois proche des malheurs proposés.
D’un rapide coup d’oeil l’ensemble pourrait apparaître enfantin, mais ce serait évidemment se méprendre. La violence est atténuée, mais elle reste néanmoins présente. Avec un tel code visuel Calvo se sert de l’innocence qui lui est rattachée pour mieux en montrer la perversion de ce monde qui aurait pu s’aimer et être heureux.
La Bête est morte est donc une lecture exigeante, un récit qui nous invite à nous replonger dans une période troublée de l’Histoire, dans sa dureté mais aussi la confusion de la guerre. Un message pour les générations futures, avec sa part d’intentions personnelles. Une intention que Calvo respecte pour donner le meilleur de ce qu’il a, dans une relecture de la guerre avec un style cartoon, offrant certaines pages qu’il est possible de ranger sans trop d’ergotages parmi les meilleures de l’illustration ou de la bande-dessinée du XXe siècle. Avec Calvo la guerre est à la fois belle et terrible.